Le titre du livre vient d’une réflexion d’une mère à sa petite fille en poussette devant les guirlandes et les illuminations de Noël dans un grand centre commercial du Val d’Oise. Avec ce titre à la fois beau et trompeur, ce petit livre est édité dans le cadre du projet « Raconter la vie » lancé par Pierre Rosanvallon dont « l’ambition est de créer l’équivalent d’un Parlement des invisibles pour remédier à la mal-représentation qui ronge le pays ».
Annie Ernaux a passé un an à regarder et noter ce qu’elle ressentait, ce qu’elle voyait, ce qu’elle entend dans l’hypermarché Auchan à l’intérieur d’un des plus grands centres commerciaux de France, situé à Cergy, dans le Val d’Oise. De ses notes, elle en tire « un relevé libre d’observations, de sensations, pour tenter de saisir quelque chose de la vie qui se déroule là. » (page 16).
Ces observations confirment des réalités sociales déjà connues : les conditions de travail souvent très pénibles, non seulement du personnel de caisse situé au moment le plus stressant du parcours de l’acheteur, mais aussi du personnel chargé de renouveler les rayons ; la mise en place des caisses automatiques entrainant stress du client et la disparition progressive du métier du caissière ; la manipulation des consommateurs les poussant à acheter par le biais du désir des enfants et la célébration de n’importe quel événement repéré sur le calendrier ; le règne sans partage des conformismes culturels et sociaux, notamment entre le féminin et le masculin ; l’absence quasi-totale de repères culturels, littéraires, artistiques ; le rôle de la sécurité omniprésente et discrète mais dont les interventions crèvent l’image de l’apparente convivialité du lieu…, etc.
Annie Ernaux pointe l’étau dans lequel les consommateurs sont pris, en devant toujours arbitrer entre « le prix des produits et la nécessité de se nourrir à laquelle sont astreints la plupart des gens. Moins on a d’argent, et plus les courses réclament un calcul minutieux sans faille » (page 32). Face à l’illusion d’un choix qui semble gigantesque, les achats se fait sur un clivage économique impitoyable. Dans certains espaces marquent clairement leur différence, notamment celui de la téléphonie et des ordinateurs : les vendeurs y sont jeunes, avenants, répondent aux canons d’une certaine aisance intellectuelle et financière, et ne sont pas accessibles à tous.
La réalité économique et le clivage sociale s’affichent sans fard dans ces temples de la consommation apparemment ouverts à tout-e-s.
A côté de ces observations, Annie Ernaux relève ce qui dépasse la simple fonction d’achat dans le comportement de chacun. Pourquoi vient-on à l’hypermarché en filigrane de l’achat de denrées et produits plus ou moins indispensables ? Pour y faire un tour afin d’oublier le désœuvrement et/ou la solitude ; pour la possibilité de parler autour de certains rayons – celui consacré aux animaux, par exemple, où le client évoque facilement son lien avec son chat ou son chien pour se retrouver dans un élément chaleureux et protégé (page 49) ; pour rencontrer des voisins, voire des amis, entre enfants, entre adolescents. Il s’établit ainsi une communauté de désirs qui, parfois, peut faire oublier la violence intrinsèque de la disparité des revenus. Communauté de désirs mais pas d’actions puisque la loi d’airain de la consommation s’applique sans rémission avec son « rôle d’accommodation des individus à la faiblesse des revenus, dans le maintien de la résignation sociale. » (page 71). L’hypermarché n’est pas le lieu de la révolte.
Cependant, l’hypermarché reste attractif : « Je n’ai cessé de ressentir l’attractivité de ce lieu et de la vie collective subtile, spécifique, qui s’y déroule » (page 71). L’hypermarché est la parfaite illustration de l’ambiguïté du commerce contemporain qui propose un lieu social attractif dont l’égalité apparente se cogne brutalement aux contenus des caddies
Reste à savoir si ce livre de 70 pages donne à l’hypermarché « la dignité de sujet littéraire« . Dans cet exercice nouveau pour elle, Annie Ernaux a-t-elle su faire de ce type de reportage, un objet littéraire digne de la plupart de ses livres ? Sa fameuse écriture plate pouvait exprimer aussi bien la colère dans ses premiers livres relatant ses jeunes années à Yvetot que la sérénité frémissante et toujours inquiète dans son dernier livre « Les Années ». Ici, elle ne parle plus d’elle-même, mais de ce qu’elle voit, ce qu’elle distingue. Son écriture reste très descriptive. Elle a quelque chose de très quotidien, qui pourrait faire croire qu’il n’y a plus d’écriture du tout. Pourtant, encore et toujours, la vie exsude de cette matière aride, d’autant que chacun peut y retrouver des correspondances avec sa propre expérience. Comme l’auteure l’explique très bien « (…) voir pour écrire, c’est voir autrement. C’est distinguer des objets, des individus, des mécanismes et leur conférer valeur d’existence.» (page 71).
Conférer une valeur d’existence, n’est-ce pas le projet de toute écriture ?