Depuis un mois, j’ai traversé de nombreuses contrées en lisant : l’Australie avec les romans policiers de l’ancien présentateur de JT sur Antenne 2, Hervé Claude, –mort d’une drag-queen et Mort d’un papy– qui se passent dans l’exubérant milieu gay australien au milieu d’un pays souvent réactionnaire ; la Suède avec un autre roman policier, Le garçon dans le chêne, de Fredrik Ekelund, où l’enquêteur essaie de retrouver le meurtrier d’une jeune, belle et brillante Palestinienne dans une région qui a bien du mal à intégrer la population immigrée ; un Etat imaginaire, sorte de social-dictature douce, où se déroule une curieuse parabole philosophique autour d’un enfant, écrite par J.M. Coetzee (Une Enfance de Jésus) ; le territoire de l’absurde
parcouru par Mercier et Camier de Samuel Becket…
Autant de pays passionnants. Mais c’est Haïti dont j’ai envie de parler avec le merveilleux et déchirant livre de Dany Lafferière qui vient de devenir Immortel sur le quai Conti, Le Charme des après-midi sans fin, (Le Serpent à Plumes). C’est un livre de souvenirs d’enfance de l’auteur, dans une petite ville d’Haïti, Petit-Goâve : il vit avec sa grand-mère, Da, forte et douce figure tutélaire pour qui Dany Laferrière a écrit ce livre. L’enfant – Vieux Os – a une petite dizaine d’années, les yeux grand ouverts sur la vie du quartier, les copains avec qui ils partagent ses jeux, les filles dont il guette les regards et les sourires, les adultes qui vivent vaille que vaille, entre misère et soleil, solidarité et jalousie, dans un pays qui semble enchaîné à la pauvreté… Le livre est fait de très courts chapitres colorés, palpitants de vie, racontant les événements qui s’égrènent au gré des jours et s’éparpillent le long des rues.
Avec ce regard d’enfant, naïf mais perçant, tremblant mais intrépide, impatient de grandir mais redoutant l’avenir, sous la protection de la sagesse et l’intelligence de sa grand-mère, l’auteur dresse le tableau bariolé et contrasté de la vie quotidienne d’une petite ville haïtienne. Les difficultés ne sont pas éludées mais relatées avec précision avec des détails montrant la précarité extrême de la population à la merci d’un ouragan, de la maladie, de l’injustice quotidienne infligée par ceux qui ont une parcelle supplémentaire de pouvoir. Rien de misérabiliste, pourtant, l’humour n’est jamais loin, ni une certaine soif de vivre, fragile rempart contre la dureté des conditions matérielles, ainsi qu’une part de surnaturel, qui rend le récit étrange et lumineux.
L’implacable réalité finit par s’imposer avec l’un de ces coups d’état qui parsèment trop souvent la vie d’Haïti. Ces pages sont très impressionnantes car tellement éloignées de ce que nous, habitants de pays riches et (relativement) calmes, pouvons ressentir en apprenant ce genre d’événement. Ce coup d’état est vu par un enfant avec tout ce qu’il perçoit mais ne comprend pas tout de suite, avec l’ombre d’une menace certaine mais restant d’autant plus mystérieuse que les adultes eux-mêmes ne savent pas grand-chose de ce qui se passe.
A cause de l’instabilité politique et parce qu’il grandit, Vieux Os va rejoindre sa mère à Port-au-Prince : déchirement d’une enfance qui s’efface racontée avec une douce pudeur…
Dans les deux dernières pages, Denis Laferrière rend hommage à sa grand-mère pour laquelle il a écrit ce livre. Elle est morte en 1992, à 96 ans. Il évoque aussi ses amis d’enfance : « La plupart reposent dans le cimetière fleuri de Petit-Goâve, emportés par l’épidémie de malaria en 1964, l’année suivant le cyclone Flora »… De quoi ramener le lecteur à la réalité, après s’être fait prendre par la poésie et la truculence de la vie à Petit-Goâve.