Il faut remercier les cinq membres de l’Académie Nobel d’avoir décerné le prix Nobel de littérature à la canadienne anglophone Alice Munro pour avoir, de cette façon, rendu sa place au genre quelque peu sous-estimé de la « nouvelle ». En effet, la lauréate 2013 a écrit quatorze recueils de nouvelles et un seul roman. Les Académiciens Nobel la considèrent comme « la souveraine de la nouvelle contemporaine ».
Je ne connaissais ni son œuvre, ni même son nom. Je me suis donc plongé dans le recueil paru au Canada en 2009 et traduit en français en 2013, « Trop de bonheur » (Editions de l’Olivier). Plonger est le bon verbe car la lecture de ces onze nouvelles m’a immergé dans un univers assez inhabituel. Dix d’entre elles se déroulent en Ontario, la province canadienne où habite Alice Munro, qui n’est pas un cadre romanesque très fréquent. Les personnages de ces nouvelles sont majoritairement des femmes, dont la vie banale se heurte plus ou moins violemment à des événements plus ou moins ordinaires mais dont les conséquences leur échappent. Leur vie finit par basculer en prenant des chemins imprévus, dangereux, mortifères. Ce basculement, fêlure ou fracture dans une vie ordinaire, ouvre des béances dans des vies que l’on croirait toute tracées. C’est bouleversant et très déstabilisant. La lecture de ces nouvelles n’est pas de tout repos…
L’écriture est faite de phrases courtes, sans mots ésotériques ni sophistiqués, ancrés profondément dans la vie quotidienne et matérielle évoquée dans les détails.Cela donne une sorte de pointillisme très ciselé qui mérite l’attention du lecteur pour en saisir tout le sel. L’œil d’Alice Munro est souvent ironique, donnant plus de poids à l’empathie qu’elle porte à ses personnages.Ce subtil mélange donne à son écriture une grande profondeur. Parfois, la construction des phrases est bizarre : est-ce le résultat de la traduction ou bien la volonté de l’auteur de secouer le lecteur attentif ?
C’est la dernière nouvelle de ce livre qui lui donne son nom « Trop de bonheur » : il s’agit des derniers jours de la romancière et mathématicienne russe, Sofia Kovalevskaïa, à la fin du XIXème siècle. Ce récit, plus long que les autres nouvelles, embrasse, avec de nombreux allers retours, la totalité de sa vie de femme de lettres, de sciences et d’engagement politique (elle a participé à la Commune de Paris). Sofia a-t-elle été trop heureuse comme pourrait le suggérer le titre de la nouvelle ? Rien n’est moins sûr, mais « Trop de bonheur » serait les derniers mots qu’elle aurait murmurés. Le bonheur est-il la crâne façon de faire face à tous les tourments ? Dans ce livre, je ne vois pas d’injonction à suivre un chemin mais plutôt des questions à se poser.
Au passage, cette phrase : « Il s’intéressait plus à son oeuvre qu’à son nom, quand tant d’entre eux prenaient également soin des deux. » (page 295). On croirait qu’Alice Murno parle d’elle-même… Il faut la lire !