Le sous-titre du livre est « Reprendre la parole ». Parler ne suffit-il pas ? Ou bien le chant est-il la façon ultime de REprendre une parole perdue ou insuffisante ? Je ne peux m’empêcher de penser aux premiers mots de l’évangile selon Saint Jean, » Au début était le Parole » ? Et ensuite ? Comment est-on passé de l’un à l’autre ? Que signifie ce passage ? Que dit-il de plus de l’humanité ? Ceci, et bien d’autres questions sont parcourues dans ce livre riche et touffu. Tellement touffu qu’on peut avoir parfois l’impression que tout a été dit et son contraire. D’autant qu’en bon philosophe, l’auteur se régale de paradoxes pour mieux rebondir et approfondir sa réflexion.
Dans la première partie « Nous chantons », Vincent Delecroix détaille comment le chant intervient à tous les âges de la vie, dans chaque épisode de la vie sociale, amoureuse, familiale en prenant le lecteur à partie avec humour, Comment notre vie devient une comédie musicale tellement le chant intervient à tout moment pour enchanter. Le chant est un révélateur de soi-même, seul ou devant les autres, que ce soit pour passer le temps, pour séduire, pour pleurer, pour s’éprouver soi-même, pour essayer de trouver ce lieu miraculeux de la coïncidence parfaite de soi avec soi-même. Quiconque a l’expérience de chanter seul ou en groupe, dans le huis-clos de sa salle de bain ou devant un public, ressent plus ou moins cette plénitude quand son propre souffle se lance dans les airs pour s’élever, s’épanouir et se dissoudre en laissant une trace invisible et palpable dans l’air.
Il est évident que, par rapport à tous les autres arts, le chant est le plus proche de la parole, il en est l’extension puisqu’il utilise le même organe. Chanter, c’est suspendre le discours conduit par l’intelligence pour l’ouvrir au désir, à la jouissance. Avec comme seul outil matériel, le souffle. Le chant a sa limite, le cri. Il s’en approche, essaie de le dompter, de le recouvrir, éternel combat à l’issue jamais certaine. Le chant a son exigence, la justesse : chanter juste est un signe de confiance, chanter faux est une marque de défaillance. Une amie musicienne et chanteuse me disait récemment n’avoir quasiment jamais entendu quelqu’un chanter faux mais seulement mal se rappeler la mélodie…
Chanter, c’est exister, mettre son corps en danger, au risque de l’erreur, de la faiblesse, de la défaillance aussi.
On chante toujours pour soi, car on s’entend d’abord chanter soi-même. Mais chanter pour les autres, c’est vouloir les enchanter. Leur regard, leur silence, leur accompagnement, leurs applaudissements, ce sont leurs remerciements d’avoir été enchanté. Le chanteur devient un enchanteur. Ce qui comporte des risques, car le chant expose, met à nu. Celui qui chante devant les autres se met en danger en projetant sa voix sortant sans filtre de son corps, grâce à son souffle, selon son battement intérieur. Souffle et battement exposés sans filtre devant les autres ! Quel risque pris, quelle impudeur aussi…
Mais on chante aussi pour se donner du courage, pour dissoudre la peur. Seul ou avec d’autres. Pour se sentir en vie, s’éprouver en vie, s’exalter dans l’expiration. Exister.
Revers de la médaille, le chant peut être un moyen d’embrigadement, une très efficace arme de pouvoir pour faire marcher au pas une foule ou un peuple. Dès qu’on chante en groupe, il y a un chef. La communauté du chant, c’est la communication émotionnelle, qui peut devenir la pire de tout. Chanter ensemble, c’est accepter une discipline, une mise au pas, au risque de la manipulation. D’ailleurs, les manipulateurs de tous poils consolident leur pouvoir en faisant entonner un hymne collectif qui se réduit, sous une mélodie simpliste et martiale, à un mot d’ordre, un slogan, une acclamation, une détestation. A partir de cette activité artistique, un groupe de toute taille peut se fondre dans un élan commun en un bloc faisant fi de toute nuance pour avancer d’un même pas, dans une seule direction, sous le même commandement ?
Tout ce qui précède est un mélange du contenu de cette première partie du livre « Nous chantons », la plus vivante, et de mes propres réflexions à l’aune de ma très modeste expérience de chanteur sorti à peine de sa salle de bain.
Je ne vais pas paraphraser et résumer le contenu, assez complexe, des trois autres chapitres, celui sur les mythes (Orphée, les sirènes, la cigale), celui sur « l’art et la chanson » et le dernier, une injonction très philosophique à « devenir lyrique ». Vincent Delecroix cherche à creuser, de paradoxe en paradoxe,en quoi le chant est un art spécifique au sein de la musique. « Le caractère extraordinaire du chant, c’est-à-dire en tant qu’il nous extrait du cours de l’ordinaire, n’est ni un ornement qui consiste à illuminer une existence grise, ni un billet de congé, mais au contraire une plongée profonde au sein de l’ordinaire des relations. Là, on rattrape peut-être la racine du langage en même temps que la teneur de tous ses usages quotidiens ou même spécialisés. Là, on rattrape son propre corps. ( page 218) ».
En définitive, le chant est la parole traversée par le désir. Mais faut-il ne réserver cette transmutation qu’à l’opéra comme l’affirme l’auteur ? « Que la parole est systématiquement traversée par le désir, nous ne le voyons, nous ne l’entendons réellement que sur la scène de l’opéra, dans le chant. » (page 275). Étant moi-même amateur d’opéra, notamment ceux de Mozart, j’ai beaucoup apprécié son analyse très fine du duo entre Don Giovanni et Zerline quand celle-ci cède à celui-là comme exemple ultime de cette transmutation. Un autre duo l’illustre d’une autre façon, quand, dans le Cosi, Ferrando séduit Fiordiligi, d’abord réticente, ensuite consentante mais elle se ravise, plus par devoir que par amour pour Gugliemo.
Même si je comprends que l’auteur privilégie l’opéra, je ne peux être d’accord quand il jette aux gémonies la chanson populaire plus ou moins grand public.Indépendamment de sa valeur éventuellement artistique, cette chanson, voire chansonnette, illustre cette transmutation. Une chanson comme Le petit bal perdu est chargée du poids et de la poésie de ce désir devenu souvenir. Et que dire de celles, beaucoup plus récentes, d’Axel Beaupain. Ces chansons que l’on écoute et que l’on fredonne portent en filigrane l’expression d’un désir prégnant ou fugace.