Curieuse idée, par les temps qui courent, de lire une biographie d’Hildegarde de Bingen, moniale du XIIème siècle proclamée par Benoit XVI comme « Docteur de l’Église » en 2012, après Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila et Thérèse de Lisieux. A vrai dire, cela aurait dû me faire fuir. Mais l’auteure est Lorette Nobécourt, dont, encouragé par mon ami Alain, j’avais lu avec enthousiasme « En nous la vie des morts« . Je me doutais donc bien qu’il ne s’agissait pas d’un livre pieux pour dame catéchiste. Mais tout de même, comment éviter le piège de la bondieuserie ?
Il s’agit tout de même d’un panégyrique. Tout au long des 150 pages, H. (c’est ainsi que Lorette Nobécourt la nomme) grandit en sagesse et profondeur, en sainteté et humanité, en intelligence et clairvoyance. Elle s’oppose aux puissants, notamment ceux de l’Église, et protège les faibles. De chaque combat mené, elle n’en ressort pas vainqueur mais en assume les effets pour s’élever encore davantage, non dans la société humaine, mais dans une sorte de transfiguration la reliant la Terre au Ciel. Elle connait les tourments du désir charnel qu’elle dissout en part d’éternité. Elle meurt symboliquement écartée de l’Institution mais en guerrière contre l’injustice.
N’est-ce pas édifiant ? Une lecture rapide pourrait laisser croire qu’il évite de peu les ornières de ces clichés. Mais cela ne rend pas compte de ce livre. Pourquoi ?
Dès le début de ce récit, les bases sont posées : la subversion, la beauté, la liberté, le chemin vers la vérité de l’être. Comment tout cela peut-il se déployer dans la vie d’une moniale ? « L’eau vibre à la surface du fleuve, et H. voit que le sang transparent de Dieu fait pulser cette veine grise qui court sur le corps de la terre. La beauté des couleurs est presque insoutenable dans l’automne naissant, la vigueur des sarments la touche, tout ce d’où lui viendra ce mot-là de viridité comme la quintessence de ce qu’est la vie pour elle : une force divine qu’articulent la nature et le langage du cœur, de l’esprit. Viridité, du latin viriditas, « ce qui est vert ». H. est vivante, trop vivante pour se retirer loin du monde. » (pages 17-18). Ce mot de viridité parcourt le livre entier et sa vie entière. A chaque étape où elle semble accepter des contraintes, des chaines supplémentaires – son mariage, sa réclusion comme moniale, sa santé chaotique … – elle renverse le sens en se donnant encore plus de liberté, de disponibilité, plus d’ouverture à la vie. Le titre du livre en
dit long à cet égard : la clôture est le nom du lieu où les moniales vivent à l’écart du monde ; les merveilles, ce sont celles que H. découvre, dévoile, illumine dans ses visions en dépassant le sens premier des choses et des faits. Pour elle, la flamme n’est « pas celle qui brûle mais celle qui réchauffe » (page 52).
C’est grâce à ce mouvement continuel de balancement entre la véridité et une vie qui aurait dû être recluse que H. s’est octroyée la liberté malgré – ou à cause de – son siècle et l’institution.
Eros est présent dans la vie de H., avec la présence de Richardis von Stade, jeune fille de très noble famille. « (…) cette odeur de Richardis, jasmin et fleur d’oranger, la douceur de ses joues ; la beauté de ses mains, la grâce de son cou, et ce sourire qui a effacé en H. toutes les nuits d’autrefois. » (page 95). Richardis s’en va. Un an plus tard, elle meurt. Cette douleur fait tomber H. qui se redresse. « Voilà ce dont elle va témoigner : qu’à tomber, seulement, on monte jusqu’au ciel. » (page 104).
Le livre est aussi une célébration de l’écriture. A quarante-deux ans, percluse de visions et de souffrances, H. écrit. « On n’écrit jamais par loisir mais pour ne pas mourir. Et ainsi, on meurt à soi pour assumer de naître au verbe. » (page 56). Y a-t-il plus belle définition de l’écriture ? Écriture non consensuelle qui porte loin, rencontre des oppositions, rallie l’intelligence des meilleurs… Écriture qui n’évite pas les paradoxes : « Je vous souhaite le désir, celui qui sanctifie toute chose. » (page 75). C’est l’écriture qui la guérit : « J’ai mis la main à l’écriture. Tandis que je le faisais, sentant la grande profondeur de l’exposition des livres comme je l’ai dit, je me suis relevée de maladie et j’ai retrouvé des forces. » (page 106). Elle invente une langue inconnue dont il ne reste qu’un poème…
H. devient célèbre. Elle est consultée par les Grands de ce monde. Elle reçoit toutes celles et tous ceux qui cherchent l’amour qui guérit ou la guérison par l’amour. Elle écrit encore et toujours, non seulement pour prodiguer ses conseils, pour interpeller les puissants, pour livrer combat mais aussi célébrer toute la vie, y compris le chant d’un crapaud dans le crépuscule. « Au premier jour de sa quatre-vingt-deuxième année, H. meurt de voir entièrement. Car l’homme ne peut pas Le voir et continuer à vivre. » (page 138).
Tout ceci – et bien d’autres choses – est magnifiquement rendu grâce à l’écriture de Lorette Nobécourt. Imaginative, sensuelle, mystique, poétique, son écriture miroitante de contrastes joue de toutes les touches pour rendre le récit chatoyant et surprenant, à la fois précis dans son sens et ouvert à l’indicible. Une écriture qui se confond avec le sens, une écriture qui est, peut-être, l’ultime fin de ce livre. Je ne suis pas certain d’ailleurs d’avoir tout saisi de chaque phrase. Quand j’y reviendrai, ces phrases m’offriront encore davantage de réflexions, de songes, de perplexités aussi. C’est une écriture qui éclaire l’invisible…
Un poème conclut le livre. Lorette s’adresse à H. Lisez, relisez ce poème, seuls ou avec d’autres. Les murs s’évanouissent, le ciel s’éclaire, se brouille et se dilue, pour laisser entendre ce qui lie si étroitement Lorette et H.
Et le lecteur avec elles deux.
Je remercie Alain Lecomte qui m’a fait connaitre Lorette Nobécourt. Il en parle bien mieux que moi. Voici des liens vers quelques uns de ses billets qui lui sont consacrés sur son blog :
Hildegarde de Bingen : une « moderne » en plein douzième siècle ,
Atelier d’écriture avec Lorette Nobécourt
Printemps littéraire avec Lorette Nobécourt
Tu rends très bien compte de ce très beau livre. Que le mot de « viridité » parcourt en effet. J’ai découvert ce livre lors de l’atelier avec L.N. (il venait juste de sortir) et elle nous en a lu quelques passages (lus par elle, je te laisse imaginer l’émotion que cela suscite…). Le mot « viridité » semble avoir été inventé par Hildegard de Bingen, il traduit l’idée d’ouverture vers l’être, la verdure éternelle. Un autre thème qui est très cher à L.N. c’est celui de « l’enfant aux cheveux blancs », dérivé d’une citation de Hölderlin, celui qui « par l’expérience, ramène l’innocence à lui ». Et puis, bien entendu, le thème de l’écriture (le titre de ses ateliers est d’ailleurs: « en vivant, en écrivant »), travaillé par des métaphores qui disent bien le rapport du geste d’écrire au corps et à la sexualité. Dans l’un de ses premiers livres, « la Démangeaison », Lorette décrit comment elle vient à l’écriture (fiction, auto-fiction, réalité?) par métaphorisation de sa démangeaison qui la pousse à sans cesse se gratter…
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Je n’ai cité qu’un des nombreux aspects de « La clôture des merveilles ». Il y en a tant d’autres dont l’enfance dont tu parles dans ton billet avec cet « enfant aux cheveux blancs » qu’elle explique fort bien dans ces interviews.
Ce dont je suis conscient, c’est que ce livre, ses livres, j’ai besoin d’y revenir…
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