Remonter la Marne – Jean-Paul Kauffmann (Fayard)

Les livres de marcheurs offrent souvent des voyages inattendus dans les lieux les plus visités comme les plus anodins, voyages au bout du monde ou au bout du chemin, au fond de soi-même ou au cœur des autres. Dans ce genre, je me rappelle le livre à caractère de méditation philosophique de Georges Picard, « Le vagabond approximatif » (Editions José Corti) ou les trois livres de Bernard Ollivier, « Longue marche » (Phoebus Editions) sur la fameuse Route de la soie.

« Remonter la Marne » (Editions Fayard) est dans la même veine. Jean-Paul Kauffmann a eu la folle idée de s’intéresser à la Marne, qui n’est pas le cours d’eau le plus hype de France. De plus, ce n’est pas pour la descendre sur une embarcation, comme on le pourrait le penser, mais pour la remonter. « Marcher le long d’une rivière, ce n’est pas se délester, mais, au contraire, se charger du poids de cette eau qui nous tient sous son emprise. » (page 28)

Ce livre brasse tous les aspects du genre : rencontres insolites et chaleureuses, découverte des aspects autant prosaïques que féériques du ciel (la « rambleur« …), de l’eau, de la terre, de la végétation, mises en perspectives historiques et sociologiques, cheminement personnel… Jean-Paul Kauffmann, dans un style allègre, les parcourt tous. L’intérêt du livre ne faiblit jamais. Parmi les nombreux thèmes abordés, j’en évoquerai deux : l’importance historique et géographique mal connue de cette rivière, les conséquences de la crise actuelle sur les populations en difficulté rencontrées, notamment dans la deuxième partie du livre.

Historiquement, la Marne est le dernier obstacle pour ceux qui veulent fuir, le dernier verrou à forcer pour ceux qui veulent atteindre Paris. « La Marne, une broderie, un délicat liseré qui borde l’habit français avant l’arrivée sur Paris. (..) .  Une fois cette ligne franchie, la patrie est proclamée en danger. (..) Ce petit fleuve dessiné en demi-cercle donne à la capitale l’illusion de se couvrir à l’est » (page 158)
« Si le danger vient de la Marne, c’est invariablement à Vitry-le-François que l’ennemi surgira pour tenter de crocheter la porte qui lui ouvrira cette « maison France » chère à Braudel.» (page 177)

Premier exemple, anecdotique : le parcours de Kauffmann croise souvent le trajet de la fuite de Louis XVI et de son retour depuis Varennes. Par deux fois, alors qu’il revenait de Varennes, à Dorman ou à Chalons, ses partisans lui ont proposé de s’enfuir de nouveau, par l’eau cette fois-ci. A chaque fois, malgré Marie-Antoinnette, Louis a refusé : acceptation de son sort ou crainte d’un nouvel échec ?

Autre exemple, la bataille de la Marne en 1914 qui a arrêté la progression fulgurante de l’armée du Kaiser. « Le 6 (septembre 1914), les troupes françaises passent à l’offensive : la bataille de la Marne a commencé. Vitry connaîtra d’âpres combats, principalement sur le mont Moret, au sud-ouest de la ville, colline stratégique haute de 160 mètres qui surplombe la plaine champenoise. » (page 180). Mont Moret où j’emmenais mes enfants courir et se cacher dans les creux et bosses, vestiges des tranchées…

Le 12 juin 1940, Paul Raynaud « apprend du généralissime Weygand que l’armée est au bout du rouleau. Les jeux sont faits. Il faut demander un armistice immédiat. » (page 156). Beaucoup d’unités se battent encore. A Pogny, à quelques kilomètres au nord de Vitry, l’ordre est donné de tenir le pont qui traverse la Marne, coûte que coûte. Mission impossible. Il reste un petit mémorial, à la mémoire des 22 soldats tués durant l’assaut. Quelques jours plus tard, l’armée allemande occupait Paris. Quelques jours plus tard, le général De Gaulle lançait son fameux appel depuis Londres…

Comme le note Kauffmann, « Si le danger vient de la Marne, c’est invariablement à Vitry-le-François que l’ennemi surgira pour tenter de crocheter la porte qui lui ouvrira cette « maison France » chère à Braudel. » (page 177).

La Marne a joué aussi un rôle important dans le développement de la France. Quand elle n’est plus navigable, « les péniches empruntent le canal latéral à la Marne jusqu’à Vitry-le-François, voie prolongée ensuite par le canal de la Marne à le Saône qui permet d’atteindre le Rhône. Une manière de réaliser un vieux rêve français : relier l’Europe du Nord à la Méditerranée. Fernand Braudel a bien noté l’importance de cette connexion qui s’est faite au Moyen-Âge. Les deux économies européennes les plus entreprenantes, l’Italie septentrionale et les Pays-Bas,  ont alors pu communiquer. Braudel a souligné que si Paris est devenu le cœur de cette économie-monde, c’est grâce à la Champagne. » (page 119).

Les régions traversées par la Marne ont été riches. Certaines le sont encore, comme le vignoble champenois bien sûr ou la Champagne crayeuse, entre Reims et Vitry, qui développe une type d’agriculture hyper-intensive où s’étalent à perte de vue les champs de blé et de betteraves. D’autres régions ne le sont plus, notamment en Haute-Marne, département oublié…

Bien en amont, depuis Epernay, l’auteur avait déjà traversé des zones en difficulté : d’abord quelques villages à l’écart des flux économiques, puis en remontant vers Saint-Dizier, des régions entières que le néolibéralisme actuel laisse de côté. Il interroge et regarde, essaie de comprendre comment ces hommes et ces femmes réfléchissent, réagissent … Et constate l’émergence d’une attitude qui n’est ni résignation, ni révolte. « Saint-Dizier résume assez bien ce que j’ai entrevu depuis Épernay : l’empreinte de ce démeublement français qui frappe les territoires en difficulté. Irruption d’une France autrefois riche et productive qui s’est peu à peu dégarnie.(..) Une sorte de désertion où s’entremêlent défiance et insoumission. Un état de neutralité : les gens sont désengagés comme s’ils avaient décidé de se maintenir en dehors des hostilités actuelles, alors que depuis des décennies ils sont agressés, victimes de crises en série. (..) conjurer les esprits maléfiques : la perte d’intérêt et d’estime de soi, la fatalité de déclin. » (page 217)

Et un peu plus loin : Que de fois l’ai-je entendu, cet « on tient », une aptitude à l’endurance, mais pas à l’immolation. (…) « Regardez bien les villages. Observez leur état. Ce qui arrache le cœur, c’est que ce pays a été riche. » (page 246)

On s’éloigne des clichés binaires de soumission passive ou de révolte agressive. Cette notion de démeublement rend bien compte du sentiment de mise à l’écart, de retraite, de « tenir bon ». Mais jusqu’à quand ? Et pourquoi ? Car ces régions ont été riches, basées sur des petites industries métallurgiques et agro-alimentaires dont Saint-Dizier a longtemps été le symbole avec les glaces Miko et les tracteurs de marques changeantes en fonction de la concentration du secteur. « On devrait réfléchir à ce qui est arrivé à la Haute-Marne, quand la France était encore un pays industriel… » (page 251). Région qui s’est affaissée sans bruit, sinon celui des réacteurs de la base militaire de Saint-Dizier…

Cela me faisait penser aux remarques d’Emmanuel Todd et de Hervé Le Bras, dans leur ouvrage Le mystère français. Ils décrivent ces zones anciennement industrialisées dont l’activité a disparue en deux ou trois décennies sous les coups de butoirs de l’internationalisation de l’économie. Ils en voyaient le terreau de vote Front National. Cela correspond-il à cette «désertion où s’entremêlent défiance et insoumission » ?

C’est aussi pour des raisons personnelles que j’ai lu et apprécié ce livre car il traverse – et s’arrête parfois – dans des villes qui ont marqué ma vie familiale et personnelle… Vitry-le-François, où mon ancêtre est arrivé dans les années 1830, fuyant la pauvreté de la Wallonie, où, gamin de 5 ans à l’étroit dans un petit appartement dans le 20ème arrondissement, je venais avec plaisir pour courir dans la grande maison de mes cousins, où j’ai vécu cinq années heureuses après quatre ans de paradis réunionnais… Saint-Dizier, où mon père est né, Chaumont où ma mère est née et où j’ai passé les longues (parfois trop longues) semaines de vacances.
La beauté des forêts haut-marnaises en automne est tout à fait stupéfiante ! Mais il est vrai que, lorsque j’ai eu à choisir une région pour acheter une maison, je n’ai pas pensé un instant à la Champagne et suis allé en Bretagne…