Pour les amoureux des cartes, ce très sérieux livre « Le mystère français » écrit par Hervé Le Bras, historien et démographe, et Emmanuel Todd, historien et anthropologue, (collection « Le république des idées » aux Editions du Seuil) est un enchantement. Les auteurs se sont appuyés sur elles pour faire ressortir les constantes qu’ils nomment très joliment « mémoire des lieux. En quoi ces lieux ont-ils une mémoire ? Comment celle-ci résiste à l’évolution de plus en plus frénétique qui semble bouleverser sans cesse la France dans la globalisation économique ? C’est « le mystère français », celui qui fait de notre pays un cas assez particulier.
LES FONDEMENTS ANTHROPOLOGIQUES ET RELIGIEUX D’UN LIEU
Dans ce livre, l’expression « mémoire des lieux » fait référence aux fondements anthropologiques d’un espace, d’une région : la structure familiale (famille nucléaire et famille élargie, dite aussi famille souche) et le type d’habitat, groupé ou dispersé. Les différentes combinaisons avec des variantes aboutissent à un véritable kaléidoscope anthropologique français qui détermine les valeurs sur lesquelles chaque groupe fonctionne, du plus égalitaire au plus individualiste.
A ces fondements anthropologiques vient se combiner l’évolution de la pratique religieuse depuis le XVIIIème siècle qui va de la déchristianisation précoce des régions de familles nucléaires égalitaires qui deviennent ainsi républicaines, à la fidélité à l’Eglise catholique dans les régions de famille souche.
Le cadre d’analyse est ainsi posé pour identifier les forces profondes qui déterminent l’évolution de la société française, en tenant compte de deux autres phénomènes majeurs récents, le progrès éducatif considérable réalisé en un siècle mais inégalement réparti sur le territoire et l’émancipation féminine qui remet en cause le fonctionnement de la cellule familiale et de la société dans son ensemble. Cette logique est « conditionnée par un fond anthropologique qui n’a pas grand-chose à voir avec les variables économiques privilégiées par le marxisme et le néolibéralisme.(…) En vérité, les catégories classiques du matérialisme et de l’idéalisme compliquent l’analyse plus qu’elles ne la simplifient. » (pages 145-146). Les outils habituels d’analyse sont donc plus encombrants qu’utiles.
Il s’en suit une description passionnante de l’évolution de notre société post-industrielle profondément bousculée par la globalisation économique qui « (…) modifie les données du problème parce qu’elle met en place des échanges extérieurs aux systèmes anthropologiques et religieux nationaux. La spécialisation qu’elle entraîne tant à dissocier, dans chaque pays, l’évolution économique, désormais internationale, de la dynamique des mentalités qui restent nationale. » (page 147). Ce rouleau compresseur broie les structures établies de longue date sur les bases anthropologiques et religieuses propres à chaque pays. Cela vaut aussi pour les pays émergents qui galopent vers cette globalisation dont ils attendent la prospérité au prix d’une inégalité croissante ?
Dans ce jeu implacable, il y a des perdants et des gagnants. En France, les perdants sont les anciennes régions industrielles qui ont pourtant été longtemps celles qui contribuent le plus à la prospérité économique du pays : « Parmi les zones qui contribuent le plus positivement aux exportations, peu relèvent de cette sphère éducative privilégiée. (…) La plus grande partie de la zone exportatrice est de médiocre dynamisme éducatif, et de plus amoindrie par une balance migratoire négative. Mais la zone qui souffre et se vide reste celle dont dépend l’équilibre économique extérieur de la France. Elle est économiquement exploitée et sacrifiée, et bien sûr culturellement dominée. » (page 158). La comparaison des cartes montrant l’étendue des régions industrialisées en 1968 et 2008 est très éloquente.
Terrible remarque concernant le prolétariat : « La relégation territoriale du prolétariat est un destin bien tragique pour la classe que Marx avait désignée comme agent principal de la transformation révolutionnaire. À moins justement que cette mise à l’écart ne représente que le point d’aboutissement de deux siècles de luttes de classes et une absolue défaite du prolétariat.» (page 162).
Ce refoulement du prolétariat est lié à sa mise à l’écart du progrès éducatif et la domination culturelle dont il est l’objet. C’est le monde urbain essentiellement tertiaire qui a le dessus, lui-même menacé par la paupérisation d’une grande partie de sa classe éduquée : « Nous devons percevoir dans les villes une dynamique historique continue. Une fois de plus, l’éducation apparaît en moteur du mouvement. Dans un premier temps postindustriel, elle a fait des villes des pôles de privilège social ; dans un deuxième qui ne fait que commencer, celles-ci deviennent les lieux de concentration d’une nouvelle pauvreté éduquée. » (page 170)
L’ETAT, L’EGALITE ET L’IMMIGRATION
Dans ce profond basculement, l’Etat intervient en France avec force en imprimant un effet régulateur : « En tant qu’agent économique, l’Etat opère surtout dans le secteur tertiaire, qui mobilise beaucoup d’employés. Notons toutefois que le tiers seulement des employés appartiennent au secteur public. La capacité de l’Etat à influer sur la distribution spatiale des employés n’en apparaît que plus remarquable. Il ne garantit pas l’homogénéité du territoire national en répartissant ses agents de façon égalitaire, mais en plaçant ou maintenant une partie de ses services en contrepoids de la dynamique du secteur privé. » ( page 177) . L’affaiblissement de son rôle mettrait à mal l’équilibre de notre société bien davantage que dans les pays voisins. D’où le débat intense sur la place de l’Etat, stabilisateur social ou source de coûts maintenant trop lourds, et l’incompréhension des pays anglo-saxons qui ont engagé depuis longtemps l’affaiblissement de l’Etat
Et le rêve égalitaire français, qu’est-il devenu ? Qui en sont les principaux artisans ? « Plus de deux siècles après la Révolution, et alors que s’est éteint le parti communiste français, nous devons affronter une dure réalité : l’égalité concrète a été mieux préservée dans les sociétés holistes de la périphérie française, fortement intégratrices des individus, que dans l’espace central où a régné l’individualisme égalitaire du projet révolutionnaire. » (page 200). La réalité anthropologique, pourtant plus forte que les idéologies et les projets politiques, imprime des évolutions inattendues.
Qu’en est-il du phénomène migratoire ? Prenant à contre-courant la pensée dominante du moment, les auteurs affirment que « les migrations n’ont pas affecté la mémoire des lieux » (page 201). Le clivage dans l’opinion dont les immigrés sont encore l’objet finira par s’atténuer grâce à la poussée éducative et la place grandissante au sein de la culture française dont ils bénéficient. Cela entraîne un nouveau racisme venant des classes intermédiaires qui commencent à voir dans les immigrés de mieux en mieux éduqués des concurrents directs sur le marché du travail alors qu’elles craignent de se laisser happer par une paupérisation grandissante.
PARADOXE ELECTORAL
Les trois derniers chapitres proposent un décryptage, à l’aide des données anthropologiques et religieuses développées précédemment, de l’évolution du vote des Français pour les dernières élections de ces trente dernières années, avec un gros plan sur celles des années 2000.
Concernant le socialisme incarné maintenant par François Hollande et la droite « traditionnelle » de Nicolas Sarkozy, un curieux phénomène est apparu : une corrélation de plus en plus faible, voire négative entre le résultat des élections et les lieux dont les caractéristiques les donneraient sans ambiguïté à un des deux camps : «La force de la gauche en zone idéologique non égalitaire et de la droite en zone égalitaire est un phénomène paradoxal, et peut-être pathologique. » (page 269). Pathologique ? Et si cela signifiait que les principes sur lesquels ces zones ont été définies ne sont pas opérantes ? D’autre part, l’analyse électorale sur le vote trotskiste transformé en vote Mélenchon lors des dernières Présidentielles est curieuse : « (…) les deux socialistes (Hollande et Mélenchon) ne se partagent pas la France, ils chassent sur les mêmes terres, preuve qu’ils représentent deux interprétations de la gauche socialiste plutôt qu’une extrême gauche dure s’opposant à une gauche socialiste molle. » (page 237). Les auteurs semblent oublier le fait qu’une partie importante des votes pour Jean-Luc Mélenchon se serait reportée sur Marine Le Pen si elle avait été présente au second tour.
Les données anthropologiques et religieuses exposées au début de l’ouvrage donnent-elles une explication sur l’expansion de l’électorat du Front national vers des zones peu concernées par l’immigration constatée en 2012 ? « Le Front national est devenu, économiquement et territorialement, le parti des dominés, de ces faibles qui ont été éloignés, par l’éducation autant que par le métier, des centres urbains de pouvoir et de privilèges, et relégués dans les zones péri-urbaines et rurales. (…) Plus que leur définition socio-économique, leur condition non-urbaine façonne leur attitude politique.» (page 290). La marginalisation économique et éducative de cet électorat est à l’origine de ce phénomène : « Le vote Front national apparaît aimanté par la localisation des sans-diplômes de 25 à 34 ans dans l’espace français. Cela n’indique pas que seuls les sans-diplômes sont attirés par le Front national. (..), la peur de la chute sociale est génératrice d’anxiété dans toute la moitié inférieure de la pyramide éducative. » (page 297)
Les auteurs font le pari audacieux de l’affaiblissement inéluctable du FN : « Le fonds culturel de la direction du FN, toujours proche de son vieux fond culturel d’extrême droite – anti-égalitaire, anticommuniste, antisémite et anti-arabe – en réelle contradiction avec le tempérament de son électorat populaire, guère éloigné du vieux fond révolutionnaire français.» (page 299). D’où un divorce annoncé entre les électeurs et la direction du FN.
LA FRANCE, L’EUROPE ET LE MONDE
La conclusion met l’accent sur la spécificité anthropologique de la France : « Montrer que la fragmentation anthropologique de l’Hexagone persiste, ce n’est pas suggérer que la France est fragile, mais au contraire révéler qu’elle existe toujours et qu’elle doit chercher en elle-même, plutôt que dans des comportements mimétiques, les forces de l’adaptation. Le véritable problème est de définir une politique économique et monétaire qui articule la diversité anthropologique et les spécialisations à moyen terme rendues nécessaires par le marché mondial. » (page305). Y-a-t-il une contradiction fondamentale entre cette spécificité et l’immersion dans le marché mondial ? Si oui, la France peut-elle se permettre un repli, fortement suggéré par les deux extrêmes de l’échiquier politique et, peut-être, souhaité par une majorité de l’opinion très atteinte par la crise depuis 2008 ? Quand on regarde les pays voisins vraiment victimes d’une sévère austérité, on constate effectivement soit un repli sur des idéologies nationalistes et identitaires ou un élan révolutionnaire …
La deuxième conclusion pose la question de la convergence économique annoncée par les économistes et l’ensemble de la classe dominante mondiale : « Mais si les provinces de France continuent de chercher dans leur passé les forces nécessaires à la vie sociale et économique, alors même que l’espace national est unifié sur le plan linguistique, que pouvons-nous dire des autres nations, souvent plus homogènes que la France, qui participent au jeu de la globalisation ? N’est-il pas évident que les effets anthropologiques et religieux doivent y être plus puissants encore ? Partout dans le monde, les démographes s’interrogent sur la pertinence des modèles de convergence des économistes, convergence qu’ils ne sentent nullement dans les indicateurs de fécondité des sociétés les plus avancées.
Une telle conclusion (…) place les dirigeants français et européens devant une difficulté redoutable. Les premiers doivent maintenir l’unité du pays en s’appuyant sur sa diversité territoriale, les seconds, engagés dans un projet d’unification, doivent aujourd’hui faire face aux tendances historiques profondes des sociétés qui ont cessé de converger. » (page 309)
Cela signifie-t-il l’impossibilité de la réalisation du projet européen ?
Ce livre est passionnant : il apporte des éléments structuraux nouveaux au débat récurrent sur la place possible de la France dans ce monde. Ses conclusions sont discutables, j’ai fait part ici de certaines réserves… Pour frotter son analyse à la réalité, Hervé Le Bras s’est récemment risqué de faire un commentaire et une prévision sur les conséquences électorales pour François Hollande de l’adoption de la loi sur « le mariage pour tous » : une « erreur électorale énorme » car cette loi ne correspond pas aux fondements anthropologiques et religieux de son électorat.
A suivre…

Todd, bientôt conseiller de Marine ?
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