C’est la première fois que je relis un livre aussitôt après l’avoir refermé. Parce que je voulais mieux saisir tout son foisonnement, parce que je ne voulais pas quitter rapidement les figures essentielles de ce livre, parce que son ton mêlant épopée, légende, réalisme, poésie, rêverie m’a paru exceptionnel. Pour mieux comprendre ce qui a construit de façon si complexe la nation américaine.
Depuis longtemps, je voulais lire un livre de Toni Morrison, seule femme noire et afro-américaine ayant reçu le Prix Nobel de littérature (en 1993). Un peu intimidé par le lourd sujet de ses livres et redoutant le cours d’histoire romancé, j’ai attendu ce début d’année pour ouvrir « Le don » (Editions 10/18), traduction française de « Mercy » …
Ce livre n’est pas toujours facile à lire : il demande une attention sans relâche pour identifier les personnages que Toni Morrison introduit dans une savante déconstruction amenant le lecteur retisser par lui-même le destin de chacun. Au départ, c’est déroutant. Puis j’ai été gagné par l’inépuisable flot de l’écriture de l’auteure, allant de l’épopée à la rêverie, de la description sociale au drame personnel, des détails matériels aux souvenirs enfouis qui recèlent les clés des personnages.
Cette forme magnifique est un somptueux écrin pour évoquer l’Amérique du XVIIème siècle, bâtie sur le socle de l’esclavage des Africains. Mais on découvre aussi qu’il y a des Blancs esclaves, des Noirs libres, des nobles Portugais à la recherche de leur splendeur perdue, une Anglaise qui a traversé l’Atlantique dans des conditions identiques de celles des esclaves venant d’Afrique, un Hollandais venu faire fortune dans le Nouveau Monde sans vouloir user de l’esclavage, une Indienne, seul roc solide dans ce groupe versé vers la mort. C’est la naissance de l’Amérique, bien plus complexe que dans ses narrations habituelles, à une époque où la mort reste aux aguets pour tout le monde, où la religion est un épouvantail, où l’idéalisme s’évanouit inexorablement.
Toni Morrisson révèle l’incroyable complexité de la construction chaotique de cette nation au-delà des légendes sur lesquelles son identité est construite. Se dessine une description terrible de l’esclavage, son processus de désappropriation de la part d’humanité de l’esclave. Sans être un livre d’histoire, « Le don » est une véritable leçon d’histoire.
Mais pas seulement : chaque personnage a sa propre histoire, son propre destin, son propre caractère. Au milieu d’eux, Florens, par qui commence et finit le livre, parlant à la première personne, poursuivie par le souvenir flou de l’abandon par sa mère, cherchant à trouver son propre chemin dans une société qui lui est foncièrement hostile. Elle tente pourtant d’arracher sa vie à la pauvreté de son destin en se jetant à corps perdu dans une relation amoureuse destructrice… En vain. Lui reste alors le rêve…