Une révélation : l’argent ne fait pas le bonheur !

Combien ? de Douglas Kennedy, édité chez Belfond, n’est pas un roman, mais une enquête sur le monde de la finance. L’auteur ne se prend pas pour un économiste, il ne tente pas d’expliquer les mécanismes et les institutions, de décrire les conséquences économiques et sociales, d’interroger les principaux acteurs. Bien d’autres l’ont fait, notamment Elie Cohen, dans Penser la Crise (Fayard). En bon écrivain, Kennedy cherche à comprendre les ressorts humains des comportements qui sont à l’origine de cette déferlante depuis les années 80. Une sorte de comédie humaine qui, à l’instar de celle de Balzac, vire à la tragédie sous ses oripeaux allant du pittoresque au faustien en passant par le ridicule. Cela donne une galerie de portraits habilement brossés et ouvre quelques fenêtres sur des endroits plus ou moins connus où une partie du sort de notre monde se joue.

Ce voyage au pays de l’argent n’est pas récent. La version originale du livre – dont le titre Chasing Mammon est bien plus éloquent que le titre français – date de 1992 à l’époque où Kennedy n’était pas encore célèbre. Sa traduction française est de 2012. On peut donc penser qu’une bonne partie de l’enquête est obsolète, ce qui est parfois vrai mais cela n’a finalement que peu d’importance. Car, au delà des circonstances, les motivations qui poussent nos congénères à se lancer dans de telles activités, ne varient fondamentalement pas dans le temps.

Le premier chapitre se passe à New-York, cœur et berceau de la finance internationale moderne. Kennedy y rencontre d’anciens camarades d’université qu’il avait perdus de vue depuis son déménagement à Londres. La plupart sont riches, bien plus riches que lui qui n’était alors qu’un écrivain encore confidentiel. Il se sent totalement étranger à ce que sont devenus ses anciens amis. D’où son malaise et sa curiosité. Il rencontre longuement trois d’entre eux qui lui livrent une partie de leur vie quotidienne, professionnelle, sociale, familiale. Quels sont les ressorts qui poussent ces ex-étudiants à, TOUS, travailler à Wall Street ? L’appât de l’argent, bien sûr, mais pas seulement. Il y aussi cette façon très américaine de considérer la vie comme l’avait noté, dès les années 1850, Alexis de Tocqueville, auquel Kennedy fait souvent référence. « C’est une chose étrange de voir avec quelle sorte d’ardeur fébrile les Américains poursuivent le bien-être et comme ils se montrent tourmentés sans cesse par une crainte vague de n’avoir pas choisi la route la plus courte qui peut y conduire. » (cité page 48). C’est là que la vie de chacun prend des chemins tortueux où la réussite doit se calquer sur un conformisme social étouffant selon une échelle de valeur très américaine qui tend à croire que quiconque est maître de son destin. Kennedy cite V.S. Pritchett : « Le principal legs de notre passé puritain est la conviction que l’on peut construire sa vie et l’ordonner consciemment, étape par étape. La tâche est gigantesque, souvent accablante, mais c’est le prix à payer pour le perfectionnement de l’être humain. Ici, le concept de tragédie n’existe pas, il y a seulement que « quelque chose a cloché. » (page 87).

Mais ailleurs ? Kennedy s’envole pour Casablanca dont la Bourse fonctionne dans une absence quasi totale de technologie selon les rites d’un souk bavard et du marchandage dans la rue où chacun doit y trouver son compte, juste pour le plaisir des affaires. Vision très pittoresque, peut-être un peu trop édénique…

Ce qui n’est pas le cas de Sydney. L’Australie est un avatar d’Amérique accroché au sud de l’Asie, pays de pionniers où la réussite matérielle et sociale s’arrache sans concession. Le fonctionnement de la salle des marchés est basé sur des comportements et des rites vociférants et gesticulants. Le stress est plus violent qu’à New-York. C’est effrayant. L’échec conduit tout droit à « la piste du wallaby« , australianisme qui désigne une route ne menant nulle part, quelque chose qui ressemble à l’immense et désertique « Outback » australien. Sydney, ville dont le site respire pourtant une calme beauté, est l’étape la plus violente de ce livre.

La presque voisine Singapour est devenue en à peine un demi-siècle une des principales places boursières mondiales. Dans ce petit village de pêcheur métamorphosé en métropole clinquante de modernisme, la vie est organisée selon des règles collectives extrêmement strictes mais socialement acceptées comme prix de la prospérité, sorte de « pacte faustien » où une grande part de liberté individuelle est cédée contre la richesse, le travail et la consommation à outrance. Cela ne fonctionne pas comme un régime autoritaire mais plutôt « comme un établissement scolaire géant, avec son règlement intérieur et l’interdiction de courir dans les couloirs » (page 198). Les financiers en sont les seigneurs, parfois trébuchants quand certains d’entre eux s’interrogent sur eux-mêmes.

Changement total de décor avec Budapest qui, à l’époque où le livre a été écrit, sortait à peine de communisme. La Bourse vient juste de renaître, le rythme des transactions tient de l’électro-encéphalogramme plat, mais l’espoir d’y puiser de la richesse éveille l’ambition des plus audacieux, dans un contexte où les riches restent alors très mal considérés. La Hongrie cherche encore son chemin de sortie du communisme. L’a-t-elle enfin trouvé, d’ailleurs, quand on voit les errements actuels de sa classe politique ? Douglas Kennedy ne pouvait pas le prévoir mais en appelant ce chapitre « La météo prévoit des larmes« , paroles d’un blues de Chicago entendu dans un bar de Budapest, il annonce les prémisses d’une lourde déception.

Dernière étape, Londres, alors frappée d’une sévère récession affectant violemment la sphère financière. Les traders ont le moral dans les chaussettes, « l’ambiance est celle d’un lendemain de fête trop tapageuse » (page 281). Remise en question ? Kennedy donne l’impression d’y croire un tantinet, en décrivant les tentations New Age d’un milieu financier désabusé et en suggérant que « l’ambition débridée est dangereuse pour la santé » (page 300).
Vingt ans après, on sait que ce coup de cafard n’a été que momentané et que seule la santé des plus pauvres de la planète est durablement affectée par les agissements d’une finance sans aucun contrôle.

A travers ces portraits s’établissent deux constats :
– d’abord aucun de ses traders n’évoque un seul moment les conséquences de leur activité. Ils vivent totalement dans leur bulle, essayent de repousser les limites des risques financiers, n’évoquent jamais la situation économique et financière qui dépend étroitement de leurs actions ; ils n’ont jamais le moindre recul. Aveuglement nécessaire à leur pratique quotidienne ?
– l’autre constat est enfin de compte  aussi banal qu’affligeant : l’argent et le pouvoir restent les maîtres du monde, même si ceux qui le servent et en profitent le plus y brûlent leur vie et leur part d’humanité sans même s’en rendre compte. La sphère de la finance, toute enfermée qu’elle est dans sa bulle d’ambitions et de stress, d’illusions et de paillettes, ne rend même pas heureux ceux qui en tirent les plus grands bénéfices. « La poursuite de l’argent est, en soi, une expérience traumatisante« , (page 301) conclut Douglas Kennedy.

Autant aller se promener sur les falaises bretonnes.

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