Peut-on être fier d’être blanc ?

J’ai abordé « L’amant de Patagonie »  (Grasset) de la navigatrice Isabelle Autissier, avec curiosité mais sans attendre de surprise particulière. L’histoire d’une orpheline écossaise qui se retrouve en Patagonie, aime un indien et, bien sûr, cela se termine mal. Intéressant mais un peu convenu, a prioiri. J’ai refermé le livre en me disant que je venais de lire un grand livre,

Le début est assez classique. Emily accepte de quitter les froides brumes de l’Ecosse après la mort brutale de son père pour aller s’occuper des enfants d’un pasteur dans une mission perdue au bout du bout de l’Amérique du sud. En abordant les côtes du pays où elle va vivre, elle est subjuguée par leur beauté rude et majestueuse. Ce pays devient le sien. Elle partage, dans un premier temps, les préjugés de la mission à l’égard des Yamanas, cette tribu semi-nomade qui vit à proximité. Rapidement, ses yeux se dessillent. Emily tente de mieux connaître leur vie et participe à leurs sorties de pêche. Elle frôle ainsi la ligne jaune qui doit la maintenir dans la bulle idéologique de la mission. Ligne jaune définitivement franchie quand elle tombe amoureuse d’un jeune indien, Aneki. Ils doivent fuir, exclus tous les deux de leur milieu. Ils vivent une idylle au coeur d’un été doux et clément. Les deux amoureux sont rattrapés à la fois par une nature devenue plus hostile et par leurs milieux respectifs qui ne peuvent tolérer leur attitude transgressive et scandaleuse. Le drame ne peut être évité.
Cette première partie du livre est prenante, écrite d’une main sure et subtile, rendant bien compte de la fascination opérée par cette région et ses habitants sur Emily, reflet de la passion éprouvée par Isabelle Autissier. L’évocation des errances du couple dans les tréfonds de la Patagonie magnifie la beauté et la dureté des lieux, tout en narrant les conflits entre les différentes tribus dont les puissances européennes et l’Etat naissant de l’Argentine profitent pour asseoir leur pouvoir.

C’est là que le livre change de registre pour devenir, toujours par le biais romanesque, un réquisitoire impitoyable contre tous ceux qui ont provoqué directement ou indirectement la disparition quasi-totale des populations qui y étaient installées depuis des siècles. C’est-à-dire, pour être clair, contre tous les processus de colonisation entrepris par les Blancs. Cushi, la mère d’Aneki, est lucide : « Les Blancs ne partiront jamais, ils viendront de plus en plus nombreux parce qu’ils aiment la terre et la mer d’ici et qu’ils trouvent de quoi remplir leur bateaux et leurs maisons de pierre. Ils ont le coeur fait pour prendre et s’ils s’en vont un jour d’ici c’est qu’il n’y aura plus un oiseau dans le ciel ni un poisson dans la mer.Je les ai vus et j’ai compris. Quand ils n’ont plus faim, ils chassent encore, quand ils ont trop, ils ne donnent pas à ceux qui n’ont rien. » (page 190).

Le talent d’Isabelle Autissier est d’écrire ce réquisitoire en l’incarnant dans ses principaux personnages évitant ainsi toute rhétorique trop démonstrative, trop lourde, qui le rendrait insupportable sur le plan littéraire. C’est à travers le personnage d’Emily, réel medium, que la catastrophe d’extermination est narrée. Emily toujours écossaise, Emily pour toujours appartenant, chair et esprit, à la Patagonie.  » Je suis inexplicablement, brutalement, saisie d’une connivence parfaite avec les plantes ou les animaux, au point de me mettre à leur place. Cela me rassérène, m’incite à penser que petit à petit je pourrai encore évoluer vers une connaissance secrète, même sans l’aide de Cushi. Mais j’ai beau cultivé ces intuitions par de longues méditations, cela reste des éclairs sans lendemain. » (page 233-234). Cette approche littéraire donne au livre son ton si particulier de proximité et d’éloignement mêlés, celui de celles et ceux qui deviennent des passeurs, terriblement conscients de n’être que des passseurs, sans appartenir vraiment totalement à l’une ou l’autre communauté.

Il n’y a pas, dans ce livre, la moindre indulgence par rapport aux agissements des Blancs, Européens et Argentins mêlés. L’extermination progressive de la population indigène est clairement montrée, impitoyablement détaillée. Cela rejoint le constat déjà fait par Claude Lévy-Strauss dans Tristes tropiques sur les conséquences terribles de l’arrivée des Européens sur les populations autochtones d’Amérique. Cela me rappelle aussi ce livre de correspondance dont le titre est cinglant Votre paix sera la mort de ma nation, dont j’avais parlé dans ce blog en juin 2011.

A l’heure où de nombreux esprits fumeux et dangereux veulent faire croire, des deux côtés de l’Atlantique, que la race blanche est supérieure, ce n’est pas du masochisme que de reconnaître qu’elle a été une vraie calamité pour de très nombreuses civilisations. C’est remettre en perspective l’histoire de l’humanité et interpeller le lecteur sur notre responsabilité individuelle et collective. Avec L’amant de Patagonie, Isabelle Autissier rappelle cette vérité de façon particulièrement éloquente et romanesque à la fois,
Une livre splendide mais qui ne rend pas fier d’être blanc !

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