Il y a 50 ans, le 19 mars 1962, un cessez-le-feu a été appliqué sur tout le territoire algérien à la suite des accords d’Evian signés la veille et conduisant à l’indépendance du pays en juillet 1962. Aujourd’hui, cette commémoration est discrète, la campagne électorale prenant largement le dessus de l’actualité. En France, on oscille entre deux attitudes : une tentative d’amnésie collective sur une période où la France n’a pas eu le bon rôle, où la quasi-totalité du personnel politique français, toutes tendances confondues, s’est trompé politiquement et moralement. Ou bien une guerre des mémoires dont Benjamin Stora parle si bien dans son article paru hier dans le monde.fr.
J’avais à peine 11 ans quand ces accords ont été signés. A cette occasion, des tas de souvenirs personnels me reviennent, d’autant que nous avions déjà la télévision.
Je me rappelle bien ce que ressentaient alors mes parents : lassitude devant une guerre sans fin et sans finalité, sentiment d’y perdre son honneur et sa morale, d’être à contre-courant du mouvement inéluctable et souhaitable de la décolonisation. Ils lisaient « L’Express« , où Jean-Jacques Servan-Schreiber et François Mauriac, entre autres, se battaient pour l’indépendance de l’Algérie et dénonçaient l’emploi de la torture.

Je me souviens du malaise de ma mère quand elle discutait parfois avec des épouses de militaires qui justifiaient l’emploi de la torture pour sauver des vies de soldats français.
Je me souviens qu’un soir, à la demande des prêtres jésuites amis de la paroisse d’à-coté où nous allions tous les dimanches à la messe, un militant ou un sympathisant (je ne sais pas trop, mon frère et moi avions été priés de rester dans notre chambre) du FLN était passé à la maison. C’était mystérieux, un peu excitant, un peu inquiétant pour l’enfant que j’étais alors.
Je me souviens aussi de cette nuit d’avril 1961, où Michel Debré, alors Premier ministre, était apparu hagard à la télévision vers minuit pour appeler la population à se rendre vers les aéroports « à pied ou en voiture« , « dès que les sirènes retentiront », pour « convaincre les soldats engagés trompés de leur lourde erreur » et repousser les putschistes : c’était le putsch des Généraux. Mes parents oscillaient entre appréhension et suspicion, tellement la ficelle de la dramatisation était grosse.
Je me souviens du discours où, quelques jours avant, De Gaulle avait annoncé qu’il prenait les pleins pouvoirs, fustigeant » un quarteron de généraux en retraite« , peut-être son meilleur discours de la deuxième partie de sa vie politique. Mais je me souviens aussi de la parodie d’Henri Tissot, gaulliste convaincu, imitant De Gaulle parlant « d’un quarteron de marchands de chaussures » à l’origine d’un putsch bidon : ce disque que j’écoutais en boucle (les yéyés n’étaient pas encore arrivés) avait été vendu à 1 million d’exemplaires !
Je me souviens des attentats perpétrés quotidiennement en Algérie et en Métropole par l’OAS, notamment celui qui a rendu aveugle une fillette de 4 ans et demi, Delphine Renard.
Je me souviens de la longue file des pieds-noirs gravissant les passerelles pour accéder aux bateaux qui allaient les conduire en France.
Je me souviens de ce rapatrié qui était dans ma classe de 5ème à la rentrée suivante : son regard était triste, son teint cuivré, sa voix grave, il racontait avec douceur sa douleur… Je l’aimais bien, j’essayais de le comprendre et je ne savais comment le réconforter.
Ensuite, rapidement, l’Algérie a quitté le devant de la scène : l’opinion publique française comme le personnel politique préféraient rêver aux délices de la société de consommation. Les rapatriés que j’ai rencontrés au travail ou en privé dans les années qui ont suivi, avaient refait leur vie, plutôt bien d’ailleurs. Ils n’évoquaient pas souvent leurs années en Algérie, on devinait des souvenirs lourds, très lourds. N’habitant pas le sud de la France, j’ai rarement rencontré ces rapatriés aigris et haineux, devenus les fantassins du Front National.

J’avais gardé une grande curiosité pour ce pays dont tout le monde évoquait la beauté, emmené par Camus qui chantait la poésie des ruines de Tipaza. Je me promettais d’y aller, un jour. Ce rêve fut réalisé en 1975. Certains de mes meilleurs amis de promotion d’école étaient coopérants au lycée agricole de Mostaganem. Nous avions décidé, ma femme et moi, d’aller leur rendre visite avec notre petit garçon qui n’avait pas encore 1 an. La première étape fut pour Tipaza où tout nous rapprochait du soleil, de la mer, de l’histoire, de la beauté, de la nature, de l’amour : un site exceptionnel… Certains aspects du voyage furent moins poétiques car nous étions en plein Ramadan : ce n’était pas facile de trouver de l’eau en bouteille pour faire les biberons de notre gamin. Une fois, de jeunes ados ont tenté de jeter des cailloux sur ma femme (dont la peau est légèrement foncée et les cheveux très noirs) croyant qu’elle était une Algérienne s’affichant sans pudeur avec des Français. Mais tout le reste du voyage nous a enchanté. Nos amis coopérants décrivaient une population sympathique et chaleureuse mais, déjà, assez frustrée. C’était l’époque de Boumedienne, dont la poigne de fer empêchait une partie croissante de la population d’exprimer son impatience devant les richesses accumulées grâce au gaz et au pétrole mais sans être redistribuées.

Avec la décennie noire des années 90, je ne pensais plus jamais retourner en Algérie, bien que rêvant toujours de Ghardaïa et des montagnes du Hogar. Pourtant, de fin 2004 à début 2007, j’y suis retourné plus de dix fois… J’ai évoqué ces séjours dans des billets publiés sur ce blog : Alger, les environs d’Alger, notamment Tipaza, Ghardaïa, la Kabylie, Bejaia (l’ancienne Bougie), le sud saharien autour d’Adrar. J’ai évoqué bien d’autres fois ce pays auquel je suis toujours attaché. Pourtant, je ne suis pas certain d’y retourner, tellement la situation économique, sociale et politique est désespérante. Ne me faites pas dire qu’il ne fallait pas que l’Algérie devienne indépendante. Mais il est évident que le pouvoir a été confisqué par une petite minorité venue du FLN et assise sur des gisements de pétrole et de gaz. Le « printemps arabe » n’a pas pu s’y déployer, en grande partie à cause du traumatisme de la décennie noire des années 90.
Cependant, la démographie, là comme ailleurs, viendra à bout de l’immobilisme actuel.
Algérie, très beau pays (sur le plan touristique), j’y suis allé une fois, notamment à Alger et dans l’oasis de Gardhaïa : je me souviens des habitants du M »zab, qui avaient pour la plupart des problèmes oculaires.
Mes parents lisaient aussi L’Express, et les articles censurés (sur la torture) laissaient la place à de longues colonnes blanches. La radio de bakélite nous faisait entendre les imprécations du général de Gaulle.
Il faudra que j’aille revoir tes articles sur ce pays qui reste, pour le moment, à l’écart (malgré quelques tentatives timides de Bouteflika) des « révolutions arabes » (quels que soient leurs débordements).
La musique algérienne est belle : j’aurais aimé aller jusqu’à Tamanrasset.
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je ne suis pas aussi pessimiste que toi… après tout, il se peut que bientôt l’Algérie soit le seul pays relativement démocratique et prospère dans cette partie du monde… en tout cas, s’il n’y a pas eu de « printemps arabe » en Algérie, on ne peut pas dire que c’est à cause d’une répression, mais, semble-t-il, parce que le gouvernement actuel a relativement su prendre les devants…
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Pays relativement démocratique ? L’Algérie n’a cessé depuis son indépendance d’être sous la coupe des militaires qui ont empêché toute réelle initiative démocratique et qui confisque la totalité de la rente pétrolière et gazière. Il est vrai que la presse y est (très) relativement libre, surtout la francophone comme El Wata, mais tout de même soumis à sanctions économiques en général fatales quand le pouvoir y est critiqué fermement.
Quant à la réponse du gouvernement actuel face à l’émergence d’un éventuel « printemps arabe » algérien, ce n’était qu’un pansement peu coûteux pour décourager la moindre velléité de manifestation. Et je le répète, le souvenir de la guerre civile des années 90 (qui avait suivi une tentative de démocratisation de la vie politique), de la crainte d’un retour du FIS plus ou moins rénové, est toujours très tenace.
Dernier point, le culte toujours entretenu des martyrs de la guerre d’indépendance avec tous les avantages petits ou gros accordés à leurs familles gélifie tout débat politique réel et toute réforme économique efficace.
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