Finkielkraut parle d’amour. Dans son dernier livre Et si l’amour durait (Stock), va-t-il défendre encore une fois ses idées mélancoliques concernant l’évolution de notre société perdant ses racines et ses repères au profit d’un métissage dans lequel il voit son déclin ? Rien que le titre de son ouvrage pourrait laisser présager un plaidoyer virulent pour le mythe de « l’amour qui dure », alors que toute notre époque parait être livrée à celui de la fragilité de l’amour, voire son inconsistance.
Oui, Finkielkraut croit que l’amour peut durer. Pour étayer cette hypothèse, il convoque, non pas les psychologues et sociologues de tout poil, mais la littérature : Madame de La Fayette, Ingmar Bergman, Philip Roth, Milan Kundera. Ce qui rend l’exercice aussi intéressant que réussi.
Convoquer La Princesse de Clèves à la barre du procès de « l’amour qui dure », est particulièrement gonflé, nonobstant la formidable publicité faite par Sarkozy en 2008. Car la façon dont la Princesse de Clèves se conduit est particulièrement incompréhensible pour le commun des mortels de notre société occidentale : se consumer d’amour pour un bel homme rencontré dans un bal sans rien lui céder, avouer cet amour interdit à son mari, lui aussi totalement amoureux de sa femme et qui finit par mourir de chagrin, s’exiler dans une vie chaste toute enfouie dans le souvenir de cette tragédie. L’absolutisme absolu de l’amour vu par la Princesse de Clèves est invivable, au sens propre du terme. Cela vaut-il de tabler « sur la pérennité de l’amour au lieu de prendre acte de sa précarité ? » (page 41). L’intransigeance de la Princesse de Clèves est-elle plus absurde que le renoncement des modernes (Sartre en tête) dans leur « volonté de libérer le sentiment amoureux du serment d’amour » (page 41) ? Faut-il « cesser de fixer pour mandat à l’amour de résoudre, je cite ici Kierkegaard, » la grande énigme de vivre dans l’éternité en écoutant sonner la pendule » (page 42). L’amour absolu de la Princesse de Clèves, et « l’amour qui se défie expressément de ce qu’il déclare, qui s’accommode de son propre parjure au point de l’ériger en loi ou en principe de fonctionnement » (page 43) ne s’annulent-ils pas l’un l’autre par leur intransigeance respective, semble dire Finkielkraut ? Entre ces deux manières extrêmes de vivre l’amour, son exigence absolue ou la démission permanente, laquelle est la plus vivable, la plus humaine, la plus morale ?
Avec le témoignage d’Ingmar Bergman se pose la question du poids de l’influence familiale, du pardon, de la vérité et du mensonge, thèmes chers au cinéaste suédois, et qui ne cessent d’interférer avec la relation amoureuse. Car l’amour n’est jamais seul, il est toujours pris dans un écheveau compliqué. Pour s’en dépêtrer et tenter de gagner le pari contre le temps corrupteur, il n’y a que la grâce et le pardon, « catégories précieuses et précaires de l’existence humaine. » (page 72). Mais, au contraire de l’absolutisme de la Princesse de Clèves, toute attitude rigide est dangereuse : » Il n’est pas d’injonction de la raison pratique qui ne doive être tempérée ou problèmatisée par la sagesse pratique, c’est-à-dire le jugement en situation. La pure morale menace de se renverser en son contraire si elle ne tient pas compte de la variété des êtres et des circonstances. Ce qui humanise les hommes, ce n’est seulement la domestication de la bête, c’est aussi la lutte avec l’ange. Il arrive que la sincérité soit une forme de vandalisme (…) » (page 75). Loin du philosophe inflexible qu’il parait être si souvent, Finkielkraut apparaît ici enfin humain, même quand il défend une thèse aussi rigoureuse que celui de « l’amour qui dure ». La vérité obligatoire et absolue est une chimère ou un piège dans lequel la fragilité de tout être humain se brise.
Troisième témoin appelé à la barre, Philip Roth, grand spécialiste des tumultes de la sexualité dans les relations humaines. Elisabeth, l’une des héroïnes de Professeur de désir, « alors même qu’elle semblait mener allègrement campagne contre le conformisme bourgeois, (…) fait la douloureuse expérience du conformisme pulsionnel. En bon petit soldat scandinave de la libération des corps, elle a refoulé l’amour sous le désir et elle a fini par ne plus pouvoir supporter cette censure inversée » (page 96). C’est le choc frontal entre le désir et l’amour. Y a-t-il, inéluctablement, « une voix intérieure (qui) s’élève et lui murmure que la contemplation, la méditation, l’érudition, l’austérité de l’étude, c’est aussi la vie. » (Page 97). Éternel conflit entre que Maïakovski résumait de cette façon : « Le canot de l’amour se brise contre la vie courante. » (page 98). Faut-il rejoindre le mélancolique Tchekov : « Nous naissons innocents. Nous éprouvons de terribles désillusions avant d’accéder à la connaissance puis nous redoutons la mort – et seuls nous sont donnés des bonheurs fragmentaires pour apaiser notre souffrance. » (page 116). Faut-il être fataliste devant cette constatation ? Ou bien, tel Sisyphe, faut-il s’imaginer heureux ?
Dernier témoin, Milan Kundera, dont l’oeuvre la plus connue, L’insoutenable légèreté de l’être, est consacrée en grande partie à cette question de « l’amour qui dure ». Avec deux éléments nouveaux : d’abord, l’irruption de l’Histoire dans la relation amoureuse avec le Printemps de Prague vécu intensément par Tomas et Tereza. C’est un moment exceptionnel de fusion avec un accomplissement qui marie sensualité (eros), sentiment profond (agapé) et euphorie politique. Mais cette fusion idéale est de courte durée comme tout espoir suscité par quelque période révolutionnaire que ce soit. Deuxième élément nouveau, la mort simultanée des deux amants, Kundera fait ainsi une ultime pirouette radicale pour ne pas avoir à se poser la question de « l’amour qui dure » et applique, dans le même temps une ironie cruelle à l’ultime et terriblement romantique « amour jusqu’à la mort ».
Ce qui précède n’est qu’une petite partie de réflexions contenues dans ces 150 pages qui se lisent avec grand plaisir et incitent à des réflexions personnelles qui peuvent être abyssales. L’appel à la littérature permet d’ouvrir le débat de la façon la plus large, puisque tout y est possible. On sait d’avance la position d’Alain Finkielkraut. Mais il y accueille d’autres opinions dont la littérature est féconde. En laissant de côté son ton souvent bretteur, Alain Finkielkraut a ainsi écrit une formidable histoire d’amour, celui qu’il porte à la littérature. Le seul amour qui dure ?
Pour élargir la réflexion, voici l’interview d’Alain Finkielkraut, (avec des remarques de JMG Le Clézio, présent ce jour-là), par François Busnel dans l’émission La grande librairie, du 10 novembre 2011 sur France 5.
Billet savoureux en ce premier jour du mois de mars. La Princesse de Clèves me va très bien. C’est un personnage que j’affectionne et pour de multiples raisons. J’aime bien votre phrase en début de billet sur l’amour devenu fragile voir inconsistant. Il y aurait tant à débattre sur ce sujet. L’amour me semble galvaudé ou tout au contraire bien trop idéalisé. Je n’ai pas les qualités pour me lancer sur ce thème et disserter. Mais, j’avoue que cela me donne beaucoup d’idées alors que le printemps pointe timidement le bout de son nez…
J’aimeJ’aime