L’écriture et le projet

  

Depuis deux semaines, j’ai repris la lecture des écrits d’Annie Ernaux, dont j’avais déjà lu trois livres, La place, Les années et L’autre fille, avec un livre d’entretiens réalisés par emails entre elle-même et Frédéric-Yves Jeannet, sur sa propre écriture, L’écriture comme un couteau (paru chez Stock en 2003 et réédité avec une postface par Gallimard en 2011). Cela m’a conduit à replonger dans son oeuvre et à mieux comprendre ce qui m’attire et me fascine chez cette auteure  souvent critiquée et déroutante car elle y livre explications et réflexions sur sa démarche tout au long de son demi-siècle d’écriture. Et au-delà de son propre travail, j’y ai également vu une réflexion extrêmement pénétrante sur l’art d’écrire et sur les raisons pour lesquelles un écrivain s’impose à un lecteur. Ne voulant pas paraphraser ce qu’Annie Ernaux écrit si bien, je vais citer quelques brefs extraits qui m’ont semblé particulièrement éclairants.

Annie Ernaux, plutôt que parler de littérature, préfère parler d’écriture quand elle évoque son oeuvre, quelle qu’en soit le support, texte longuement élaboré, journal intime, article… Son style si particulier n’est pas une recherche purement esthétique d’une « forme » qui emballerait un « fond », mais une exigence artistique pour approcher une réalité par la sensation qu’elle produit chez elle et qu’elle souhaite transmettre à son lecteur :  » Je ne peux pas écrire sans « voir », ni « entendre », mais pour moi c’est « revoir » et « réentendre ». Il n’est pas question de prendre telles quelles les images, les paroles, de les décrire ou de les citer. Je dois les « halluciner », les rabâcher (…) et ensuite je tâche de « produire » – non de dire – la sensation dont la scène, le détail, la phrase sont porteurs pour moi, par le récit ou la description de la scène, le détail. » (page 40).

Son écriture n’est pas un but en soi-même mais se définit au service d’un projet : « Et il me semble, même encore maintenant, que c’est moins le type d’écriture qui m’intéresse, qui me marque, que le projet qu’elle veut réaliser, qui se réalise à travers elle. Si ce projet m’est étranger, rien n’y fait, ainsi de Gracq, qui ne me touche pas, et de Duras, dans une moindre mesure. » (page 77). Au passage, j’ai compris pourquoi je n’accroche pas à l’oeuvre de Gracq, malgré la perfection de son style : jusqu’à présent, je n’arrive pas à m’intéresser à son projet. Cela me fait penser aussi à Pierre Michon, dont le premier livre lu, l’Empereur d’Occident, m’a lassé malgré son style si élaboré :  j’étais passé totalement à côté de son projet. Ce qui n’a pas été le cas de ses autres livres que j’ai lus ensuite, notamment Vies minuscules et Les Onze. De façon plus générale, cela me rappelle ma perplexité quand j’ai été membre d’un jury  littéraire en 2010 : à quelle aune pouvais-je donner un avis sur un livre. A posteriori, je comprends maintenant que j’étais conquis quand l’écriture correspondait à un projet qui m’intéressait, comme c’était le cas pour le livre que j’avais défendu en vain, La Centrale, d’Elisabeth Filhol. Et c’est, bien sûr, le cas des livres d’Annie Ernaux.

Son projet s’est dessiné depuis 1972 : « Début 1972, j’en étais, dans mon existence, au point où mon projet d’écriture était devenu une question de survie, quelque chose à faire coûte que coûte. Avec l’orgueilleuse conscience que cela n’avait pas été fait avant moi. Parce que, ce que j’avais à dire – pour aller vite, le passage du monde dominé au monde dominant, par les études -, je ne l’avais jamais vu exprimé comme je le sentais.« (page 79).

Son écriture, dénudée, tranchante et translucide, est liée indissociablement à son projet : « Je sais qu’il y a en moi la persistance d’une langue au code restreint, concrète, la langue originelle, dont je cherche à recréer la force au travers de la langue élaborée que j’ai acquise. Mon imaginaire des mots, je vous l’ai dit, c’est la pierre et le couteau. » (page 82)

Mais il n’y a pas que les mots qui portent le projet, c’est aussi ce dont elle parle, ce qu’elle décrit : « Je crois qu’un petit nombre de critiques ne me pardonne pas cela, ma façon d’écrire le social et le sexuel, de ne pas respecter une sorte de bienséance intellectuelle, artistique, en mélangeant le langage du corps et le réflexion sur l’écriture, en ayant autant d’intérêt pour les hypermarchés, le RER, que pour la bibliothèque de la Sorbonne, ça leur fait violence. » (page 99)
Ainsi, son écriture est profondément enracinée dans le concret, les choses, les corps, les sensations :  « C’est au fond ma propre vision de la littérature que j’affirme, c’est-à-dire mon désir que chaque phrase soit lourde de choses réelles, que les mots ne soient plus des mots, mais des sensations, des images, qu’ils se transforment, aussitôt écrits/lus, en une réalité « dure », par opposition à « légère », comme on le dit dans le bâtiment. » (page 113)
Tout cet ensemble est extrêmement cohérent.

Pour finir ce billet, je vous propose cette définition exigeante de l’écriture, que l’on pourrait peut-être étendre à toute expression artistique : « Si j’avais une définition de l’écriture, ce serait celle-ci : découvrir en écrivant ce qu’il est impossible de découvrir par tout autre moyen, parole, voyage, spectacle, etc. Ni la réflexion seule. Découvrir quelque chose qui n’est pas là avant l’écriture. C’est la jouissance – et l’effroi – de l’écriture, ne pas savoir ce qu’elle fait arriver, advenir. » (page 136)
Qui dit mieux ?

Pour aller plus loin dans l’exploration de l’oeuvre d’Annie Ernaux, j’ai lu aussi le très étrange « L’usage de la photo » et acheté le recueil de la quasi totalité de ses écrits « Ecrire la vie », publié chez Gallimard (collection Quarto)…

Un commentaire sur “L’écriture et le projet

  1. eh oui! Annie Ernaux est un de nos grands écrivains (on est obligé de dire en français « un de nos grands écrivains » car si on écrivait « une de nos grandes écrivaines » cela pourrait se comprendre comme un jugement limité aux femmes). Dans la littérature française contemporaine, il n’y a que Le Clézio que trouve comparable (à cause tous les deux de cette obsession de la vérité dans l’écriture). Bonne continuation de lecture… (si tu as acheté le volume complet)

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