Quand on regarde un tableau, « on se tient debout devant ce qui est, le plus souvent, un rectangle, et on contemple ce qui se trouve entre ses bords.« . C’est par ce constat tout simple que Siri Hustvedt introduit son livre paru aux Etats-Unis en 2005 et en France en 2006 chez Actes Sud dans une traduction de Christine Le Boeuf. Elle y a réuni neuf textes sur la peinture. Siri Hustvedt interroge les tableaux, les scrute, non pas seulement à l’aide de son érudition (qu’elle a grande, bien qu’elle s’en défende), mais soutenue par ses propres obsessions : les rêves, l’inconscient, le sens caché, l’au-delà du visible, la transgression… C’est rendu possible grâce à sa capacité de regarder un tableau, d’analyser ses propres sentiments, réactions, questionnements qui naissent de ce regard vigilant et insistant. Avant d’être un modèle de critique, elle est surtout une virtuose du regard qui débusque au delà des premières apparences la profonde réalité de ce qui n’est pourtant qu’une représentation émergeant d’un rectangle limité : un tableau. » Ce qui me fascine, ce sont les voyages qu’on entreprend en regardant et seulement en regardant. Pour ceux-là, nulle connaissance particulière n’est nécessaire, il suffit comprendre que la perception d’une oeuvre d’art est l’aventure d’un regard dans un espace imaginaire. » Et plus loin, elle décrit la contemplation d’un tableau comme une « (…) expérience solitaire qui consiste à s’arrêter devant un tableau, à attendre un peu et à voir ce qui se passe. » Au passage, on comprend combien les expositions temporaires qui attirent des centaines de milliers de visiteurs ne sont pas les meilleurs endroits pour bien regarder un tableau.
Dans les paragraphes suivants, je vais essayer de résumer ce qui m’a le plus accroché dans ces neuf textes.
L’un de ses tableaux favoris depuis longtemps est La Tempête, de Giorgione, exposée à l’Accademia de Venise. Tableau assez bizarre dans lequel un homme marche en regardant une femme qui allaite de l’autre côté de la rivière devant un fond de remparts sur lesquels éclate une tempête.
De quoi ce tableau est-il le sujet ? En fait, il échappe à la compréhension malgré son aspect presque candide. Tableau qui laisse la place libre à toute méditation, toute rêverie, tout vertige, une image qui ne s’impose pas, qui ne fait que renforcer son propre mystère…
Dans La dame au collier de perles de Vermeer, exposé au Metropolitan Museum de New-York, le calme règne, comme toujours chez le maître hollandais. La lumière vient, comme d’habitude, du coin supérieur gauche. Siri Hustvedt y a relevé, pourtant, quelques différences avec des tableaux similaires, notamment l’absence de regard direct entre son personnage et le spectateur. Et la présence d’un vide au milieu de la toile. Le geste anodin des deux mains pour mettre le collier autour du cou est plus proche de celui de l’accueil, de l’étonnement que de la simple action de fermer un collier de perles. Il ressemble à une offrande, une prière, une action de grâce… Siri Hustvedt y voit une Annonciation, thème jamais traité par Vermeer.
Avec Chardin, on reste dans l’immobilité de la pause dans la vie quotidienne. Grâce à la visibilité de la touche, – reprise plus de deux siècles plus tard par les Impressionnistes- , il parvient à exprimer des sensations dépassant le quotidien et atteint un équilibre parfait entre illusion et peinture comme dans le Verre d’eau et cafetière qui inspire une tendresse quasi inexprimable, proche de la douleur. Dans L‘Autoportait au chevalet exposé au Louvre, Chardin attire le regard sur le pastel rouge. Pour Siri Hustvedt, « Le pastel rouge n’est pas seulement la métaphore d’une vie de travail, c’est aussi un signe fort de l’esprit lucide à l’oeuvre dans ce travail. » Chardin est le maître de la transmutation du quotidien en œuvre artistique.
Dans le texte consacré aux Caprices de Goya qui sont au Prado de Madrid, Siri Hustvedt entreprend une analyse magistrale de la série de ces 80 eaux-fortes, souvent décrites comme une satire de la famille royale et de l’aristocratie omnipotente de l’Espagne d’alors. Sans négliger cet aspect, elle y voit plutôt une évocation brute de nos vies cachées et de notre nature animale, dans toutes ces torsions et métamorphoses du corps humain qui ouvrent la voie à un immense espace irrationnel issu des obsessions de Goya malade. L’homme peut devenir monstre, dans tous les sens du terme.
À partir du célébrissime tableau « le 3 mai 1808« , et ceux du « Pélerinage de San Isidro » et du « Capricio aux cinq têtes », en comparaison avec la perfection formelle du tableau de David « Marat assassiné », Siri Hustvedt montre la radicalité totale de Goya, non seulement dans les sujets abordés mais aussi, et surtout la façon très inédite de représenter, de figurer, de composer un tableau. » La folie de la guerre et les délires de la fièvre se mêlent dans cette œuvre où les limites sont floues et le sol instable. Goya est sans doute le plus grand peintre de la déraison -cette déraison que nous sentons en nous et dont nous reconnaissons dans le monde qui nous entouré la réalité effrayante et brutale, parfois insoutenable.«
« Giorgio Morandi, il n’y a pas que les bouteilles« , affirme Siri Hustvedt. A vrai dire, n’ayant vu, de Morandi, que des reproductions ou des émissions à la télé, je ne comprenais guère l’engouement pour ce peintre qui me paraissait si fade dans ses répétitions sans fin de bouteilles aux formes tellement semblables. J’ai compris maintenant qu’il fait partie de ces peintres qui se servent de la représentation des objets du quotidien comme d’un moyen pour parvenir à la contemplation : « Morandi peignait l’univers dans ses bouteilles« . Comme Rothko, l’un de mes peintres préférés, le fait dans ses à-plats mono ou bicolors.
C’est le texte sur Joan Mitchell qui m’a le moins convaincu. Parce que Siri Hustvedt la connait personnellement ? Par convergence de regards féminins, essayant de chercher, dans son oeuvre, une cohérence que j’ai du mal à percevoir ? Cette cohérence, dit-elle, est liée au « royaume solitaire de ma propre conscience sensuelle, qui en devient plus intense et plus vigoureuse. » A l’évidence, je ne partage pas complètement cette conscience sensuelle, même quand je trouve un attrait esthétique à certains des tableaux de Joan Mitchell comme Mooring ou le grand triptyque Clearing.
Avec Gerhard Richter, que je ne connaissais pas du tout, se pose la question : pourquoi peindre ? On assiste à un renversement iconoclaste de la peinture : l’utilisation de la photo à rebours, en peignant des tableaux qui évoquent des photos, qui partent de la photo, mais en lui ajoutant l’ambiguïté de la peinture, créant une tension qui dramatise et distancie le propos.
Cela est poussé à son paroxysme dans les tableaux consacrés aux membres de la Bande à Bader en prison ou morts. Le flou de ces photos évoque un passé dont le la représentation sous forme d’estompes le rend encore plus obsédant…
Un autre tableau, « Lecture« , est un hommage à Vermeer, dissolvant les frontières entre les différentes façons de représenter, où se télescopent passé et présent, photo et peinture, une vertigineuse mise en abyme…
Cette lecture est aussi une représentation du regard, de l’analyse, de l’attention, de la tension, de l’admiration. Pour moi, ce tableau rappelle que, quelque que soit la connaissance a priori d’un tableau, seuls le regard et le temps permettent de développer les sensations, les impressions et les réflexions pour approcher les mystères du rectangle. La lecture des textes de Siri Hustvedt en donne une excellente et passionnante approche.
Je n’avais pas vu ce billet, pourtant ancien. Je ne connaissais pas ce livre de Siri Hustvedt, mais le propos en tout cas est très intéressant. Ah! les bouteilles de Morandi… je me souviens avoir visité en Italie (je crois près de Pérouse) un musée à lui entièrement consacré. C’est une merveille. Il n’a pas peint que des bouteilles d’ailleurs, mais aussi beaucoup de maisons de son village, sorte de cubisme attardé, avec le goût pour les teintes de perle en plus. Il y a des artistes et écrivains italiens géniaux… Pas si longtemps: une excellente interview d’Eri di Luca dans « Le Monde »…
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