Avec le succès du monumental « Limonov » », d’Emmanuel Carrère (chez P.O.L.), les Editions Albin Michel ont ressorti pendant l’été « Journal d’un raté », écrit par Edouard Limonov pendant son séjour new-yorkais et publié en France en 1982. Dans ce « journal », l’auteur livre ses humeurs et ses pensées de surdoué relégué au ban d’une société qui n’a pas pu, ni voulu intégrer ce personnage violent et contrasté. Carrère a très bien raconté les errements de sa trajectoire new-yorkaise : peu de temps après son arrivée, sa très jolie femme le quitte pour plus riche que lui, le reléguant à la précarité la plus totale. Puis il pense, un moment, retrouver une place chez les nantis alors qu’il ne sera que majordome d’un millionnaire dont la soubrette est sa maîtresse.
On peut donc voir dans ce journal où il crache sa haine et sa détresse de « chien enragé », la conséquence d’une immense frustration de ne pas avoir eu accès au milieu privilégié entrevu rapidement à son arrivée, où il n’était « qu’un Russe de plus » et dont il fut rapidement éjecté. Mais Limonov était-il vraiment soluble dans la bourgeoisie cosmopolite de New York ? Lui-même le souhaitait-il vraiment ? Rien n’est moins sûr. Il est et restera un « écrivain errant, étranger aberrant… Client du FBI, poète aux idées dangereuses. » Il se reconnait plus proche d’un maniaque sexuel qui a violé une fillette de douze ans que du conformisme petit-bourgeois asséné par la télévision ou le dandysme conservateur de la High Society » de New-York.
C’est donc tout à fait logiquement qu’il exhale un nihilisme quasi absolu tout au long de son journal en prônant une révolution souhaitée uniquement pour détruire : « Nous ne répondons pas à la question : « Que construirons-nous sur l’espace ainsi libéré ? », nous disons : « Notre objectif est détruire. » Non point faire table rase, comme dit la chanson, mais plus bas encore, descendre jusqu’aux racines, ne laisser d’autres vestiges que la poussière, comme les vainqueurs anéantissaient les villes antiques. Et un coup de charrue, par dessus !». A cette révolution, il invite presque tout le monde, dans une énumération un rien picaresque, « les voyous et les timides (ceux-là se battent bien), les revendeurs de drogue et les diffuseurs de prospectus dans les bordels (…) les dégoûtés de tout, ceux qui ont déjà dépensé absurdement une partie de leur vie dans une banque ou dans un grand magasin, (…) les mineurs ecoeurés de leur puits et les ouvriers exécrant leur usine, (…) les vagabonds et quelques honorables pères de famille exaspérés par ladite famille, (…) les soldats déserteurs en rupture de caserne et les étudiants déserteurs de campus (…) les braves et les forts venus de tous les horizons de la vie pour briller et acquérir la gloire, (…) les homosexuels enlacés deux par deux, les adolescents et les adolescentes qui s’aiment, et les lesbiennes aux toilettes éclatantes (…) les comédiens et les peintres et les musiciens et les écrivains dont personne n’achète les œuvres. Tous se présenteront. Prendront les armes et en finiront une fois pour toutes avec l’ordre établi. » Il précise ailleurs qu’il convie aussi « même les riches. (Notre révolution) n’est pas contre les riches, elle est contre cette civilisation. » Il bombe le torse en affirmant : » Bombardez-moi donc écrivain best-seller, faites-moi gagner un million du jour au lendemain : avec ce fric, je me procurerai des armes et susciterai un soulèvement
dans n ‘importe quel pays. » A l’évidence, Limonov n’a aucun projet politique, il fantasme une révolution comme un poète révolté, imaginant une apocalypse totale sans avènement d’une nouvelle ère. Ses engagements politiques ultérieurs montreront qu’il reste tenté par l’action armée mais sans vraiment passer totalement à l’acte, même pendant la guerre de Balkans des années 90. Comme si son rêve ne pouvait devenir réalité, car c’est un rêve de poète…
L’autre constante de ce journal, c’est le sexe : il affiche ses obsessions sexuelles parfois violentes, y compris son désir fantasmagorique pour des petites filles de cinq ans. Mais pas seulement : il évoque « les joues roses d’une femme mûrissante, son cou parcheminé (qui) sont bougrement érotiques. » Il célèbre Elena, son ex-femme « affreusement maigre, un squelette mais criminellement belle. » Il s’offre à qui le veut bien : « Je veux des caresses. Baisez moi ou ce sera moi. Toi, les cheveux d’argent, prends moi avec toi. Je suis un gentil garçon. Je suis un écrivain russe. Ou bien vous, my lady. J’ai les yeux verts et vous procurerai quantités de plaisirs ». Mais il reconnait que, à propos de « toutes les filles qui lui téléphonent sans cesse, (…) nulle flamme n’émane d’elles, qu’il les saute sans plaisir » se réfugiant dans ses « images de fille-ange, tendre et méchante. » Plus tard, il repère « les pires mochetés, les créatures les plus frêles, pitoyables et malheureuses.(…) Ces réprouvées étaient dix fois plus charnelles et intéressantes en matière de sexe que les femmes ordinaires, et incomparablement plus attirantes que les belles femmes. » Ce qui ne l’empêche d’avoir mal quand il se fait plaquer par la gouvernante du millionnaire qui va rejoindre en Californie « un type aussi paysan qu’elle ». Mais il note lui-même que « toutes les femmes que j’ai approchées dans ma vie ont eu des destinées très malheureuses ». Fatale destinée de celles qui ont approché le poète maudit…
Dans le fleuve boueux et bouillonnant de sa rage et ses obsessions, on trouve parfois des perles de pure poésie : « Et dans les montagnes s’épanouissaient des fleurs gigantesques, et le soleil jaune du bord de mer sentait bizarre.» Ou ce moment où, près du Lincoln Center, il trouve une cerise en octobre… qui était une petite pomme rouge.
En fin de compte, ce journal, loin d’être un descriptif méticuleux de sa vie mouvementée devient une sorte de long poème charriant les fantasmes les plus extrêmes. C’est en poète qu’il veut se présenter devant le lecteur, qu’il veut, enfin, se faire accepter, qu’il veut surtout être reconnu comme écrivain. C’est cela qui fait la valeur de ce livre fulgurant, écrit dans une superbe langue, autant qu »il est possible d’en juger dans la très belle traduction réalisée par Antoine Pingaud.
A lire donc, si on accepte d’être rudement bousculé…
même si je ne l’ai pas encore vue, je pense que l’expo de Caen consacrée à l’oeuvre gravé de Munch (à mon sens, plus intéressant que sa peinture) mérite un détour, avec une dégustation de coquillages quelque part sur la côte normande en attendant la Bretagne (:-))
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