Pourquoi une boîte à biscuits ? « Dans une boîte à biscuits, il y en a de toutes sortes, des qu’on aime, d’autres qu’on n’aime pas tellement, n’est-ce-pas ? Et quand on mange ceux qu’on aime en premier, il ne reste plus que ceux qu’on n’aime pas trop. C’est toujours ce que je pense quand j’ai de mauvais moments à passer. Si je fais cela maintenant, ce sera plus facile après, c’est ce que je me dis. » Simplette, cette phrase ? Pourtant qui ne s’est pas demandé s’il valait mieux commencer par les bonnes ou les mauvaises choses …
Cette phrase est prononcée par Midori, une des principales héroïnes de La ballade de l’impossible de Haruki Murakami, (Editions 10-18).
Avant d’avoir lu ce livre, je ne connaissais pas beaucoup Haruki Murakami, seulement sa réputation comme « chef de file de la littérature japonaise contemporaine ». J’avais lu et aimé Les Amants du Spoutnik, mais je le confondais avec Ryu Murakami (homonyme sans parenté). En mai dernier, j’étais allé voir le film adapté de La ballade de l’impossible, où j’ai suivi, le coeur au bord de yeux, les tribulations de ces jeunes gens de Tokyo pour lesquels l’amour peut être une question de vie ou de mort. Je viens de finir le livre, lu presque d’une traite, tellement j’ai eu du mal à m’en détacher.
Premier constat, dès les premières pages : Murakami est un écrivain de détail. Bien loin des descriptions allusives et floues, il décrit par le menu tout ce qui se passe dans les pensées du narrateur, Watanabe, étudiant quelque peu dilettante. Par son intermédiaire, on plonge dans ce milieu estudiantin entre idéal révolutionnaire (on est en 1969), et poursuite d’études pour décrocher un diplôme, entre vie indépendante et poids familial, accompagné par l’écoute des Beatles et la lecture de Fitzgerald. Mais le coeur du livre est l’entrelas des relations amicales et amoureuses, décrit de façon analytique et précise mais aussi rêveuse et poétique. Est-ce une comédie sentimentale ? D’entrée, la tragédie s’impose par le suicide d’un ami de Watanabe.

Ce qui ne pourrait être qu’une description des aléas du coeur, devient ainsi un drame où la vie, la mort et l’amour sont inextricablement emmêlés. La gravité du propos est traitée dans un style d’une grande précision qui éclaire aussi bien la vie la plus quotidienne que les émotions les plus fortes. On vit dans le campus universitaire plus ou moins traversé de troubles révolutionnaires, on parcourt les rues, les bars, les restaurants dans les nombreux quartiers de Tokyo, ville beaucoup plus multiforme que sa réputation pourrait le laisser penser, on s’enfonce dans la forêt montagneuse où les saisons s’arrêtent en scandant la vie d’une maison de repos… Le titre français n’est pas trompeur : c’est bien d’une ballade qu’il s’agit.

Les personnages principaux du roman ont une vingtaine d’années et déjà confrontés à la mort, dans sa forme la plus incompréhensible, le suicide. Puisque ballade il y a, elle se fait entre deux suicides, avec d’autres qui jalonnent le parcours… Sans occulter la dureté de la situation, Murakami évoque ces suicides, et d’autres morts, avec une sorte de douceur. Fatalisme ? Je ne crois pas. C’est peut-être que, tout simplement, comme il est dit dès les premières pages, « La mort n’est pas le bout de la vie, elle en fait partie. ». Watanabe conclut le livre en survivant : « Nous étions en vie et il fallait seulement nous préoccuper de continuer à vivre« .
Le sexe aussi fait partie de la vie. Il en est souvent question. C’est même l’un des points principaux du roman. Les scènes de sexe sont nombreuses, crues, étonnamment détaillées, d’une grande intensité érotique, mais aussi nimbées d’une grande douceur.

Pourquoi et comment une telle douceur est-elle possible pour évoquer la mort et le sexe, deux enjeux majeurs de notre vie ? Parce que La ballade de l’impossible est un livre de souvenirs nostalgiques. Les premières pages commencent par l’évocation d’une chanson des Beatles, « Norwegian Wood » entendue dans un Boeing 747 qui atterrit à Hambourg, sombre et pluvieuse, dix-huit ans après ce qui va être raconté. Le narrateur est pris d’une sorte de malaise qui l’amène à se souvenir de Naoko… C’est depuis ce point de vue que toute cette ballade est évoquée. C’est ce qui donne à La ballade de l’impossible, sa singularité de rêve éveillé, de nostalgie parfois voluptueuse, de douleur assumée et, en fin de compte, de célébration de l’amour de la vie.
Cette vie, qui ressemble à une boîte à biscuits…