« Un monument !», m’a dit mon libraire, qui venait juste de finir de lire Limonov, d’Emmanuel Carrère (P.O.L.). Je partage son opinion. Cette dernière brique de 400 pages dans l’œuvre singulière d’Emmanuel Carrère, je l’ai lue sans presque m’arrêter, en me réveillant à 4 heures du matin pour reprendre la lecture du soir dans le calme de la nuit.
Comme il est dit dans la 4ème de couverture, Limonov n’est pas un personnage de fiction. Mais il est assurément un personnage de roman, un héros peut-être, mais ce n’est pas certain mais c’est justement l’un des sujets du livre. A priori, comme dirigeant d’un parti nasbol (national-bolchevik), il fait partie des Russes qui font peur à nous, Occidentaux qui n’aimons que nos semblables, tellement certains des valeurs de notre démocratie morale et représentative. Mais Limonov n’est pas seulement un chef de parti d’extrême-droite, il est aussi un écrivain reconnu ; il a participé à des mouvements underground en Russie, fréquenté la Jet Set à New-York mais aussi connu ses bas-fonds comme clochard et valet ; il a fait partie des cercles littéraires parisiens plus ou moins sulfureux (Jean-Edern Hallier …!) ; il a été soldat provocateur dans les Balkans… Quelle vie !!! Rien que pour cette vie, ce livre est passionnant.

Mais Emmanuel Carrère n’est pas un biographe comme les autres. Fidèle au dispositif qu’il avait inauguré dans L’Adversaire, il fait lui-même partie du livre. Certains y ont vu une forme plus ou moins dévoyée d’auto-fiction, voire un narcissisme exacerbé. J’y trouve plutôt une marque d’honnêteté. Le biographe invisible, c’est une imposture. Carrère, lui, rend compte de sa propre relation avec son personnage, les circonstances de ses rencontres avec lui, ses attentes, ses parti-pris, ses hésitations, ses élans personnels par rapport à lui. Il explique lui-même en page 34 « (…) on ne peut pas dire que la vie m’a entrainé très loin de mes bases (…) » au contraire de Limonov qui a connu plusieurs vies. D’où la fascination de l’auteur, mais aussi ses questionnements. Au lecteur de se positionner lui aussi par rapport au personnage mais également par rapport à l’auteur. Au lieu d’une relation binaire entre le héros du livre et le lecteur, c’est une sorte de ménage à trois qui s’instaure en ajoutant explicitement l’auteur. Cette posture met en perspective son témoignage et donne au lecteur davantage de liberté pour construire sa propre vision du héros du livre.
Ceci est aidé par le style de Carrère, limpide, vif, direct, sans affectation, ne se posant pas en écran entre le texte et le lecteur. Cela permet aux scènes les plus scabreuses d’être dites sans fausse pudeur mais sans complaisance. Mais n’empêche pas de faire sourdre l’émotion, la poésie ou la violence.
Sur le fond, de quoi parle ce livre ? C’est d’abord une excellente leçon d’histoire de la Russie et de l’effondrement chaotique de l’URSS. De cette période, je ne ressentais qu’une peur sourde de ce peuple aux réactions étranges d’autant plus que la plupart des médias occidentaux, étant acquis à Gorbatchev, en relataient la transformation sans vraiment l’expliquer. J’en comprends bien mieux, à présent, les différentes voltefaces. Ce n’était pas qu’une marche, certes tumultueuse, mais inexorable vers la démocratie à l’occidentale. Au moment où les pays arabes connaissent à leur tour de brusques transformations, cela peut rendre prudent sur les prévisions de leur évolution.

Ce livre est aussi l’histoire d’un destin, celui d’un fils prodigue : Edouard Veniaminovitch Savenko est devenu Limonov en s’extrayant de son pauvre milieu d’origine, persuadé d’être invincible. « (…) le gentil petit Edouard décide de passer dans le second camp : il sera un homme qu’on ne frappe pas parce qu’on sait qu’il peut tuer. » (page 53). D’où sa vie hors du commun, persuadé qu’il était lui-même hors du commun, un chef, un héros. Pourtant, combien de chutes, d’humiliations, d’échecs, de détresses… Après New-York, et Paris où son talent littéraire le sort de l’anonymat, ce fils prodigue finit par revenir en Russie et en Ukraine, rend une rapide visite à ses parents dont il ne peut plus se sentir proche. Mais il reste solidaire de son milieu d’origine, victime de l’immobilisme du régime communiste, puis victime des bouleversements de la nouvelle Russie. A Moscou, à Sarajevo, dans la très transitoire République serbe de Trajina, il défend l’arme à la main le côté slave face à l’Occident et aux Musulmans. Il crée son parti national-bolchevique qu’il espère transformer en fer de lance du retour à une nation slave mâtinée d’une dictature du prolétariat. Il finit en prison, dont il sort rapidement grâce à sa notoriété littéraire. L’itinéraire que je viens d’esquisser est vraiment très rapide, mais sa constance sera de croire en son destin. Toujours, il garde une discipline physique, intellectuelle et psychique qui le rend encore plus fort. En prison, cela l’amène à une expérience personnelle tout à fait extraordinaire, une sorte d’assomption, que je laisse, à vous qui me lisez, le soin de découvrir. C’est un des passages les plus étonnants de ce livre qui n’en manquent pas. Après avoir voulu être un héros, il veut finir ses jours dans les steppes de l’Asie centrale, avec les mendiants, à la fois loques et rois. Une autre façon d’être invincible ?
Dernier point que je voudrais noter : ce livre pose, rien de moins, la question du discernement entre le bien et le mal, le juste et l’injuste, notamment dans l’engagement politique. Je ne prendrai qu’un seul exemple : la première personne nommée dans le livre est Anna Polikovskaïa, la journaliste indépendante, opposée farouche à Poutine et retrouvée assassinée en 2007 en bas de son immeuble. Elle avait, en 2002, suivi le procès de 39 militants du parti national-bolchévique, celui de Limonov. La journaliste « prenait haut et fort leur défense : des jeunes gens courageux, intègres, seuls ou presque à donner confiance dans l’avenir du pays. » (page 20). Emmanuel Carrère tombe des nues en voyant un parti et son chef considérés comme fascistes défendus par l’égérie de la défense du droit d’expression. Ses lignes nettes et infranchissables sont brouillées.
Tout le long du livre, les lignes sont brouillées, que ce soit en amour, en politique, en littérature, dans la guerre aussi.

Seule reste une volonté. Celle du pouvoir ?
Cela me fait penser à une phrase du cinéaste haïtien, Raoul Peck, (actuel président de la FEMIS) lue dans un numéro de Télérama il y a un an : « Il n’y a pas de « tous pourris ! », mais un nœud très complexe de rapports de puissance. On perd aussi l’idée, belle, qu’une révolution ou qu’un homme peuvent tout changer. C’est plus long et plus complexe. »
je suis avec intérêt le travail d’Emmanuel Carrère, ses rapports complexes avec la Russie et ses livres étranges. Merci pour vôtre note.
Le voici en train de parler « d’autres vies que la mienne »
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