Le lièvre de Patagonie – Claude Lanzmann (Gallimard)

Le lièvre de PatagonieLanzmann a longtemps été, pour moi, le nom du parolier des premières et ultra-célèbres chansons de Jacques Dutronc. C’est quand « Shoah » a été diffusé que j’ai appris l’existence de Claude. Il est resté très longtemps uniquement lié à son film, dont je n’ai vu qu’une petite partie. Puis, j’ai appris qu’il avait eu une liaison avec Simone de Beauvoir. Et c’est tout !

C’est dire que je ne le connaissais quasiment pas avant d’ouvrir, au début de ce mois de février, son épais livre de mémoires, « Le lièvre de Patagonie » (Gallimard). En moins de deux semaines, je l’ai lu, en prenant mon temps et de nombreuses notes. J’ai été subjugé, happé, séduit, emporté ! Ce qui ne m’empêche pas d’avoir quelques réserves.

Je vois trois parties dans « Le lièvre de Patagonie » : cette partition m’est tout à fait personnelle, et ne réflète que ma façon de comprendre ce livre ; elle ne reproduit en rien les intentions de l’auteur.

Francisco_de_Goya_y_Lucientes_-_Los_fusilamientos_del_tres_de_mayo_-_1814La première comprend les trois premiers chapitres, dont j’ai eu, au début, du mal à interprêter la pertinence dans un livre de mémoires. Le premier chapitre est glaçant, consacré à la mort, à la mise à mort, depuis la guillotine au coutelas arabe en passant par les massacres de Nankin; illustré par le célèbre tableau de Goya « Les fusillés du 3 mai », représentation dramatique d’une mise à mort.
Le deuxième chapitre commence par l’évocation de Baccot, éléve DUELO A GARROTAZOS_ - Goya (muséee du Pradoau lycée Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, héros de la Résistance qui se tire une balle dans la tête quand il se voit cerné par les Allemands. L’occasion d’annoncer la couleur du livre : « La question du courage et de la lâcheté, on l’aura compris sans doute, est le fil rouge de ce livre, le fil rouge de ma vie. » (page 40). Il analyse ensuite un autre tableau de Goya, « Duel à coups de bâton » où la violence à mort est la seule issue. Puis il évoque de façon quasi-romantique Tsahal, « armée de soldats aux cheveux longs », comme preuve d’humanité à l’instar des soldats de la bataille d’Angleterre grâce à qui l’Europe a pu finalement échapper à la barbarie nazie.
Le troisième chapitre m’a encore plus étonné : Lanzmann relate sa fascination lors des vols qu’il a effectués à bord d’un Phantom et d’un F16 de Tsahal, qualifiée d’armée juive et non d’armée israélienne (il y a une grosse différence, je crois).
La mise à mort, le courage et la lacheté, la facination pour Tsahal, symbole et garant de l’existence du l’Etat d’Israël : le décor est-il planté ?

Ces trois premiers chapitres sont inattendus et paraissent presqu’incohérents, malgré ou à cause de leur très sombre beauté. Ils m’ont laissé pantois, dérouté et subjugé comme entrée en matière de ce livre de mémoires.

Claude-Lanzmann_C_Helie-GallimardLa deuxième partie, qui comprend les seize chapitres suivants, est le récit, pas toujours dans l’ordre chronologique, de sa vie jusqu’au début des années 70. C’est passionnant, puissant, parfois épique ou souvent drôle : cela embrasse toute une époque de la guerre à la fin des « trente glorieuses ».
On y voit le Lanzmann intellectuel engagé : il rentre dans la Résistance encore adolescent ; au début des années 50, il devient très proche du couple Sartre-Beauvoir dont il partage certains combats. Il est journaliste à la fois aux « Temps modernes », la revue de Sartre, et dans le groupe de Lazareff (Elle, France Soir, France Dimanche) ou dans d’autres journaux (Le Monde, L’Express, …). Il s’engage résolument aux côtés des partisans de l’indépendance algérienne, en appelant à Sartre & Beauvoirl’insoumission des appelés français – ce qui lui vaut condamnation. Il rencontre en Tunisie les responsables de la lutte armée, dont Boumedienne, « grand rouquin très pâle, très maigre » et Bouteflika « jeune capitaine aux magnifiques yeux bleus » Il rencontre aussi Frantz Fanon quelques mois avant sa mort : « On ne peut objecter à la transe d’un prophète » dit-il à son sujet.

Son premier voyage en Israël en 1952 le laisse perplexe. Il se découvre différent de ceux qui viennent d’y installer. Il approfondira, ensuite, sa position en disant que sa façon d’être juif est de refuser d’habiter en Israël, refuser d’étudier la Torah, refuser d’apprendre l’hébreu, refuser l’intégration. « La posture de témoin qui a été mienne dès mon premier voyage en Israël, n’a cessé de se confirmer et d’engrosser au fil du temps et des oeuvres, requérait que je sois à la fois dedans et dehors, comme si un inflexible mandat m’avait été assigné. » (page 243). C’est dans les années 60 qu’il y retournera : il est en charge d’un numéro spécial des « Temps modernes » sur le conflit israélo-arabe qui paraitra, après deux années de labeur, juste le jour du début de la guerre des Six-Jours. Lanzmann retourne en Israël, accompagne Avion de TsahalTsahal jusqu’aux rives du Nil, illuminé d’admiration… En 1972, il réalise son premier film, « Pourquoi Israël ». Son engagement en faveur d’Israêl est désormais total. Jamais d’ailleurs, il n’évoque le conflit avec ses voisins arabes dans ses aspects les plus contestables, comme les guerres du Liban.

On y voit aussi le Lanzmann, homme du monde. Avec le couple Sartre-Beauvoir, il est au coeur du milieu médiatico-intellectuel parisien. Avec sa soeur Evelyne qui fait une belle carrière d’actrice interrompue par son suicide en 1966,  et la comédienne Judith Magre qui fut sa première épouse, il se rapproche du milieu du théatre, il en devient « accro », une véritable « drogue », dit-il. Il écrit sur des écrivains, des actrices, fait des reportages pour « Dim, Dam, Dom », émission télévisée ludique et sophistiquée, emblématique de la modernité de la télévision des années 60. 

Judith MagreLanzmann amoureux tient une grande place dans son livre. Certaines de ses amours sont célèbres, Simone de Beauvoir et Judith Magre. Il est un séducteur et se laisse séduire. Il dit aussi (page 422) que l’amour d’une femme (Angelika Schrobsdorff, sa deuxième épouse) a été le ressort décisif d’une oeuvre (son premier film, « Pourquoi Israël »). La plus belle histoire d’amour qu’il raconte est la plus courte : une idylle dans les années 50 avec une jolie infirmière de Corée du Nord (?!), idylle restée chaste malgré eux. Il essaiera de retrouver ses traces lors d’un second voyage en Corée du Nord en 2004. En vain. La narration de cette histoire, extraordinairement romanesque, est une des parties du livre les plus émouvantes. Un bon réalisateur aurait pu en faire un autre « Bréve rencontre »…

Bien d’autres aspects de la vie de Lanzmann sont racontés, notamment sa famille déchirée dès le départ, mais dont il retrace avec densité le destin, les abîmes et la richesse intellectuelle. C’est un homme passionné qui brosse une fresque foisonnante d’une époque encore lourde de danger, mais dont l’avenir pouvait encore sembler meilleur que le passé.

LShoaha troisième partie regroupe les quatre derniers chapitres consacrés à la genèse, la préparation, la réalisation et la diffusion de « Shoah », sa grande oeuvre, qui lui vaudra sans doute de rester dans la postérité. L’idée lui en a été suggérée par un ami, haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères inraélien : faire un film, « non pas sur la Shoah, mais qui soit la Shoah » (page 429). Lanzmann décrit la nuit d’angoisse et d’exaltation qui l’a conduit à accepter cette proposition, en n’ayant aucune idée sur la façon de le réaliser. Ce fut douze ans de recherches, de tâtonnements, de revirements, d’échecs cuisants, de fulgurances, de soucis d’argent…, de violentes polémiques aussi. Tout ce qui avait déjà été fait, livres, films, portait sur l’univers concentrationnaire, la survie après les camps de la mort.  » L’essentiel manquait : les chambres à gaz, la mort dans les chambres à gaz dont personne n’est jamais revenu pour en donner la relation. Le jour où je le compris, je sus que le sujet de mon film serait la mort même, la mort et non pas la survie, contradiction radicale puisqu’elle attestait en un sens l’impossibilité de l’entreprise dans laquelle je me lançais, les morts ne pouvant pas parler pour les morts. » (page 437)

Et là, j’ai compris pourquoi Claude Lanzmann avait commencé ses mémoires par ces trois premiers chapitres consacrés à la mort, au courage et à la lacheté, et à Tsahal. Ce livre, récit d’une vie d’un homme qui l’a vécue avec force physique, sensualité à fleur de peau et voracité intellectuelle, ce livre qui finit par un cri de jeunesse à l’âge de soixante-dix ans, c’est un livre sur la mort : celle à laquelle il a échappé plusieurs fois de peu, celle qui a frappé des proches trop tôt, trop mal, celle, surtout, qu’il a cherché à décrire, montrer, faire ressentir dans « Shoah », la mort infligée à son peuple, pour le faire disparaître systématiquement.  

Mes réserves ?
– Réserve courante pour des mémoires : il érige sa propre statue, il se donne souvent le rôle de démiurge et/ou de messager providentiel. Les quelques erreurs et fautes qu’ils confessent sont proportionnelles à la gravité de sa mission ici-bas et ne font qu’agrandir son aura. Défaut courant dans un livre de mémoires, qui apparait d’autant plus ici, que l’homme semble doté d’une force hors du commun. 
– Réserve plus importante : sa fascination pour Tsahal, comme si c’était une armée d’une qualité particulière, dotée d’une humanité que les autres n’ont pas, comme ce pilote aux cheveux longs qui lie son combat de soldat à l’assasinat de ses parents dans les camps de la mort. Comme si tout pouvait être permis à cette armée après la Shoah.
– Réserve plus délicate à exprimer : Lanzmann, comme beaucoup de Juifs, met en exergue le côté unique de la « Shoah » dans l’histoire de l’humanité. Est-ce le premier génocide de l’histoire ? Il y en eu d’autres auparavant, connus ou restés dans l’oubli de l’histoire. La Shoah est certainement le plus systématique, le mieux organisé, on pourrait presque dire le plus « scientifique ». Est-ce parce qu’il s’agissait de faire disparaître les Juifs ? Ou bien est-ce parce qu’il a été perpétré à une époque où l’organisation de la société et l’état des techniques permettaient cette atroce efficacité, ce que ne pouvaient pas faire les autres génocidaires antérieurs ? La lecture des « Bienveillantes » de Jonathan Littell donne quelques indications à ce sujet…

Lisez « Le lièvre de Patagonie » : vous y découvrirez encore bien d’autres choses…

5 commentaires sur “Le lièvre de Patagonie – Claude Lanzmann (Gallimard)

  1. Oui je me rappelais que tu avais écrit quelque chose sur ce livre mais sans me souvenir de quoi. Avant d’écrire mon billet, j’ai donc retrouvé le tien qui m’a bien fait rire. C’est vrai qu’une partie du livre est consacrée à la vie des célébrités « des arts et des lettres ». C’est un aspect que je n’ai pas voulu relater dans mon texte car il a déjà été tant dit à ce sujet : j’ai préféré parler des différentes facettes de l’homme Lanzmann et m’interroger sur ces premiers chapitres, à la fois extraordinaires et déroutants, qui donnent une clé de lecture à tout le reste du livre.

    J’aime

  2. Très intéressant, de lire vos deux critiques, messieurs !
    Vous devriez toujours faire ainsi, car cela ouvre un grand champ de possibles pour le lecteur !
    Concernant Lanzmann, je conçois quelque agacement, et non des moindres, à son endroit : sa haute opinion de lui-même, de son historiographie personnelle, son arrogant et agressif ego, et, surtout, son insupportable manie de penser que personne d’autre que lui ne parle correctement de la Shoah. Son film-monstre (indispensable par ailleurs) a fait de lui un ayatollesque monstre d’intolérance et prétention.

    J’aime

  3. Hasselmann en a parlé aussi. Lui a tendance à tout excuser à cause des épreuves que l’homme a traversées… certes. Mais à mon avis il reste pas mauvais de bousculer les statues de temps en temps….

    J’aime

  4. @ Vincent : je rejoins ton avis sur l’homme Lanzmann tel qu’il se montre dans les médias, notamment la chasse gardée qu’il a faite de la notion de Shoah. Il s’en défend plusieurs fois dans le livre, c’est donc que cela le démange. A propos de Fanon, il dit : »On ne peut objecter à la transe d’un prophète. » Sans doute pensait-Il à lui-même en écrivant cette phrase …

    @ Alain : oui, bien sûr, il faut bousculer les statues, surtout celles d’un Commandeur comme Claude Lanzmann.
    Et on reprend l’idée de Vincent, lire chacun le même livre et en donner nos recensions qui, à coup sûr, ne seront pas semblables… ?

    J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s