A peine 150 pages. « Où j’ai laissé mon âme« , de Jérôme Ferrari (Actes Sud) emmène là où l’âme ne peut plus entrer, l’endroit où l’humanité est niée de façon absolue, le monde des tortionnaires.
1957, en Algérie : deux officiers de l’armée française sont en charge du « renseignement », en clair, l’utilisation de la torture pour extorquer des informations sur les activités de l’ennemi, le FLN. Deux officiers qui se connaissent bien mais qui n’ont pas la même façon de procéder. Leur confrontation donne lieu à une réflexion abyssale sur le devoir, la morale, le destin, la culpabilité.
Les trente premières pages sont un monologue halluciné du lieutenant Andreani qui s’adresse, quarante ans après les faits, au capitaine Degorce. Une adresse pleine de condescendance, de mépris pour l’homme avec lequel il a vécu la défaite de Diên-Bien-Phu, l’humiliation du camp de prisonniers du Vïêt-Minh, l’attente de la mort certaine. Ils s’en sortent, l’un grâce à l’autre. Andreani voue un amour de frère, une admiration sans bornes à Degorce. Pourtant, cinq ans plus tard, alors qu’ils se retrouvent en Algérie pour pratiquer la torture, il méprise le comportement de Degorce, devenu capitaine, qu’il trouve trop empathique pour l’ennemi, notamment UN ennemi, l’un des chefs du FLN qui vient d’être fait prisonnier après avoir perpétré deux attentats horribles dans Alger. C’est incompréhensible pour lui. Son choix est clair : « Il ne s’agit que de reconnaître les siens et de leur être loyal. » Le reste n’est que faiblesse et trahison. Il ira rejoindre l’OAS. D’autres monologues, tout aussi hallucinés, vont scander le récit. Leur écriture est d’une puissance à laquelle rarement des mots peuvent atteindre, elle suit les méandres des pensées du lieutenant, leur cohérence, leur absurdité.
On suit le capitaine André Degorce en trois chapitres qui retracent les trois jours qui ont conduit à la livraison de Tahar à Andreani, trois jours sous le signe de versets de la Génèse et des évangiles selon Matthieu et Jean. On peut y voir une Passion, j’y ai plutôt vu une descente aux enfers. André Degorce était un brillantissime étudiant en mathématiques, il s’est engagé encore très jeune dans la Résistance pour être utile. Arrêté, torturé par la Gestapo, puis déporté à Buchenwald, il fera partie des survivants du Lutetia où il rencontrera celle qui est devenue sa femme. Mais il ne peut plus rejoindre le « monde immuable » des mathématiques. Il s’engage dans l’armée, pour « préserver la beauté, (..) dut-il s’en détourner et renoncer à en jouir ».
On suit son activité de capitaine chargé du « renseignement », la fascination qu’il ressent devant le sourire énigmatique de Tahar, son prisonnier, auquel il évite des pires horreurs de la torture. Il vient le voir pour discuter. Quand Tahar est livré à Andreani, il lui fait rendre les honneurs militaires. Tahar mourra pendu la nuit suivante dans les geôles d’Andreani.
Pourtant, Degorce ne recule pas devant le pire : la torture infligée à un jeune militant communiste français – en référence à Maurice Audin ? – est d’une cruauté absolue. La capitaine a-t-il le sentiment du travail bien fait ? Comme des éclairs noirs, il souligne en très courtes parenthèses italiques son dégoût de lui-même.
Sa soif de rédemption, le souvenir de la torture qu’il a lui-même enduré, sa Foi mise à mal attisent ses tourments dont il ne peut parler à personne. Dans une lettre non envoyée à sa femme, il dit : « Moi, je n’ai pas de demeure, pas même en enfer. » La possibilité d’une expiation lui est impossible. Il a laissé son âme, ne sait comment la retrouver. Il se dit à l’origine du mal du monde…
S’il y a encore un lecteur à la fin de ce billet, peut-être renoncera-t-il à lire « Où j’ai laissé mon âme ». Ce texte rappelle « Les Bienveillantes » de Jonathan Littell, grande plongée dans le Mal, celui des nazis. Dans » Où j’ai laissé mon âme », Jerôme Ferrari, que je ne connaissais pas avant de lire ce livre, confronte plusieurs visages du Mal dans une écriture multiforme, puissante et somptueuse. C’est splendide et profondément dérangeant.
Inoubliable ? Probablement…
Cela m’évoque l’irrésistible résurgence de l’inceste chez ceux qui l’ont subi. Comme si, marqué par l’horreur, l’être humain en devenait un instrument.
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