Penser la crise – Elie Cohen (Fayard)

Penser la crise - Elie Cohen (Fayard)Elie Cohen, l’un des économistes français les plus écoutés, propose de penser la crise, déjà tant racontée, mais toujours impensée. En 4ème de couverture, la démonstration est annoncée comme « brillante et limpide ». Brillante, peut-être, limpide, pas pour moi. Mais y-a-t-il un livre d’économiste limpide …
Je ne vais donc pas me risquer, sur ce blog, à analyser en détail ce livre foisonnant et finalement très intéressant, bien qu’écrit avec un gourdin et édité avec négligence (où sont les correcteurs ?). Je voudrais simplement faire quelques remarques sur l’aspect idéologique du libéralisme, pointer l’importance du contexte macro-économque et poser deux questions saugrenues.

D’abord, cette remarque en page 13 : « L’explication de toutes les grandes crises des huit derniers siècles se trouve dans l’accumulation des dettes« . Huit derniers siècles ! Donc ce n’est pas nouveau. L’histoire économique doit donner quelques explications sur cette remarque qui relativisent quelque peu la situation actuelle : comment ces crises passées se sont créées, puis résolues ? Au détriment de qui ? Quels changements ont-elles provoqués ? Ces crises sont-elles inéluctables ? Peut-on encore espérer une évolution économique et sociale sans crise plus ou moins dramatique ?

Le triomphe et la remise en cause de l’idéologie libérale

Elie CohenEn affirmant, page 71 que « L’Etat est la solution et non le problème« , l’auteur revient à ce que Keynes avait déjà théorisé dans les années 30 et que Roosevelt (et Hitler…) ont appliqué pour sortir leur pays de la crise et asseoir leur puissance. Comme il le rappelle dans son 3ème chapitre « les systèmes financiers », cette théorie a pris un coup de vieux dans les années 70, car les politiques économiques inspirées du keynésianisme n’ont pas su (ou pas pu…) gérer les chocs pétroliers qui ont entraîné hyperinflation et augmentation du chômage. Elle a donc été balayée par celle de l’Ecole de Chicago qui affirmait que seul le marché avait raison. Le libéralisme initié par Thatcher et Reagan, et suivi, peu ou prou, par les autres – y compris par la France mitterandienne – Reagan et Thatchera été d’autant mieux accepté qu’il a paru être la cause d’une grande période d’expansion, malgré son coût social. La nouvelle industrie financière générait de telles masses financières que l’argent semblait couler à flot :  » Au vu des services rendus par les marchés en matière de financement des entreprises, les dirigeants politiques encouragent l’essor de cette nouvelle industrie.  » (page 163). On se souvient des « années-fric » qui ont marqué la décennie 80 …

Alan GreenspanDe nombreuses crises se sont échélonnées pendant plus de 20 ans (l’histoire de ces crises entre 1987 et 2007 est bien résumée dans cet article paru en octobre 2007). Chacune de ces crises s’est résorbée assez rapidement sous la houlette d’ Alan Greenspann, (président de la Réserve fédérale des Etats-Unis de 1987 à 2006) grâce à des sauvetages réalisés par des organismes d’Etat. Ces interventions étatiques, loin de remettre en valeur le rôle de l’Etat, n’ont fait qu’accentuer la foi inébranlable dans la capacité d’autorégulation des marchés ! Le rôle de l’Etat restait cantonner à celui de l’ambulance. L’idéologie libérale toute puissante occultait l’importance de l’Etat.

En page 252, Elie Cohen remet en question l’affirmation pourtant essentielle de l’autorégulation du marché, dogme fondateur du libéralisme :La bourse de New-York – Emmanuel Dunand AFP-Archives  » (…) dans un marché de biens et services , des prix à la hausse entraînent logiquement une baisse de la demande, et vice versa. Sur un marché financier, les prix à la hausse engendrent une hausse de la demande des titres, et vice-versa.  » La fameuse « main invisible » d’Adam Smith  ne fontionne pas dans le même sens suivant les cas. Les marchés financiers, comme sur ceux où l’on achète pour revendre, tendent donc à s’emballer : sa seule régulation est l’éclatement de la bulle, avec une crise à la clé, régulation acceptée sans frisson par les ultra-libéraux.

En outre, le principe de rationnalité des acteurs des marchés financiers est battu en brèche. Le courant économique analysant les comportements – Behavioral Finance – montre que Désespoir de broker...« que les individus souffrent plus à perdre 100 euros qu’ils n’ont à en gagner 100 (…) donc pour compenser la perte de 100 , il faut en gagner 200 ou 300″. Est-ce une part de l’explication de l’affaire Kerviel ? Quant au comportement moutonnier bien connu des salles de marché, qu’Elie Cohen l’appelle « la rationalité irrationnelle« , il est induit par l’idée que tout le monde ne peut pas se tromper en même temps !!

Une autre idée traverse le livre d’Elie Cohen : l’excès de régulation favorise la dérégulation. L’industrie financière innovante, avec la prolifération insensée des produits dérivés, s’est développée « en profitant des trous qui existaient dans la régulation et en procédant à des arbitrages entre les différents niveaux de régulation existants. » (page 319). D’où la nécessité d’attirer à prix d’or les meilleurs cerveaux pour se faufiler ainsi dans les trous de la régulation.

Les déséquilibres macro-économiques

Ce livre analyse de façon approfondie les aspects financiers de cette crise. Mais Elie Cohen rappelle que «  (…) les déséquilibres économiques globaux et les politiques monétaires avaient joué un rôle décisif dans la formation de la bulle du crédit. » (page 336). C’est pourquoi la crise asiatique des années 97/98 est cruciale pour expliquer la situation actuelle. Elle a été provoquée par un brusque manque de liquidité de la Thaïlande et s’est propagée en un éclair à l’ensemble des pays du sud-est asiatique, alors en pleine croissance (l’époque des « dragons asiatiques »). Ensuite, tirant les leçons de cette crise, « les pays asiatiques (…) se sont mis à épargner massivement. Ce choix est en partie à l’origine des déséquilibres macroéconomiques de ces dernières années, puisque les excédents de ces pays, réinvestis aux Etats-Unis, ont permis aux Américains de compenser le déficit de leur balance commerciale. » (page 211). D’où le partage des rôles entre, d’une part, ces pays à bas-coût de main d’oeuvre Usine en Chine(« la Chine, usine du monde ») produisant la majorité des biens manufacturés dans le monde, et d’autre part les Etats-Unis pouvant financer sans problème son endettement croissant pour stimuler la consommation boulimique des Américains en produits fabriqués par leurs propres créanciers. Cela a aussi servi à financer l’effort de guerre gigantesque engagé depuis 1991 jusqu’à maintenant (Elie Cohen n’en fait pas état).

Se pose donc, actuellement, la question récurrente des excédents chinois à la recherche de liquidités grâce à ce système financier. Cela pose aussi la question de la valeur du yuan que les autorités chinoises maintiennent à un bas niveau afin de prolonger leur avantage concurrentiel. Que se passerait-il si la Chine changeait de modèle économique en soutenant davantage le marché intérieur, avec entre autres, des augmentations de salaire ? Les derniers événements – très médiatisés – dans certaines usines chinoises laissent à penser que les Chinois pourraient changer leur fusil d’épaule. Cela conduira-t-il à une diminution de l’hypertrophie financière ?

Lehman brothersLa lecture de Penser la crise montre que le fonctionnement des banques est au coeur du système mondial. Cela explique les plans de sauvetage mis au point en catastrophe à l’automne 2008, si mal perçus par les opinions publiques alors que les conséquences sociales de la crise sont en train de s’étendre. Etait-ce possible de ne pas les sauver ? C’est en laissant tomber Lehman Brothers le 15 septembre 2008 que la quasi-totalité du système financier mondial a été au bord du gouffre. Evidemment, pour une opinion publique espérant que « moralité » et efficacité économique aillent de pair, cela reste souvent incompréhensible. D’autant qu’elle a le sentiment, souvent vérifié, que le renflouement des banques ne sert pas au financement de l’économie réelle (notion à élucider) mais à la finance virtuelle, nettement plus lucrative.

Et si Marx avait raison ?

Evolution du taux de profil aux Etats-Unis - graphique du site The InternationalistsAu total, ce livre donne une nouvelle illustration d’un des concepts centraux de Marx, la baisse tendantielle du taux de profit. Cette baisse qui, effectivement, n’a pas été démontrée dans les faits au cours du 20ème siécle, a été contrée par les progrès techniques et l’exploitation de territoires nouveaux (explication du (néo) colonialisme). Dans les années 70, la création de la finance moderne a également été la réponse à la baisse tendantielle du taux de profit des banques. Elie Cohen rappelle d’ailleurs que le risque fait le profit. Vont-elles accepter à présent une modération de leur profit en prenant moins de risques ? C’est le coeur du capitalisme qui est en question.

Des recommandations pour rien ?

Elie Cohen termine son livre en établissant un certain nombre de recommandations : éliminer les incitations perverses et refonder les marchés faillis, repenser l’architecture de la régulation, réduire l’hypertrophie financière (avec l’application d’une taxe proche de la Taxe Tobin préconisée par les altermondialistes depuis 20 ans) et sortir du régime des « déséquilibres globaux ». Comment croire à la possibilité de l’application de telles recommandations, aussi mesurées soient-elles ? 
Dans sa conclusion très prudente, l’auteur lui-même semble être sceptique sur une mise en oeuvre réelle d’un tel programme sur le long terme. Il conclut ainsi : « Toute la question est de savoir combien de temps le souvenir de la crise de système de 2008 restera suffisament vivace pour prévenir les excès qui l’ont provoquée. » 

5 commentaires sur “Penser la crise – Elie Cohen (Fayard)

  1. Pour penser, il ne faut pas se laisser envahir par l’idéologie:
    – tout les penseurs du libéralisme, de Locke à Adam Smith, sans oublier … Keynes, ont insisté sur l’importance de l’état
    – Ceux qui se réclament de Keynes le font pour défendre leurs déficits clientélistes, en oubliant toutle reste de la pensée du grand homme, et notamment la nécessité d’avoir des excédents quand tout va bien, pour financer la relance en temps de crise (ce qu’on fait partiellement les américains)
    – les banques sont responsables, mais pas seules coupables: c’est comme si on accusait sa voiture après un accident, alors qu’on conduit à 300 depuis 2 heures: c’est ce qu’a fait Greenspan pendant des années, abreuvant les banques de cash pour développer la dette, soutenant articiciellement la croissance dans le but d’être renommé à son poste.

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  2. tu as fait un bel effort d’ingurgiter ce pavé et je te remercie d’en restituer ici un aperçu! ceci dit, on est toujours agacé par les raisonnements des économistes qui sont pleins d’assurance et de morgue et qui, en réalité, nous semblent bâtir sur du sable (et une masse abondante de préjugés). Qu’est-ce que c’est que cette idée que: » les individus souffrent plus à perdre 100 euros qu’ils n’ont à en gagner 100 (…) donc pour compenser la perte de 100 , il faut en gagner 200 ou 300″.????
    On voit que ceux qui écrivent cela ne sont pas ceux qui gagnent les 100 euros au prix d’un dur labeur. Il ressort de tous les côtés que Marx avait bien sûr raison dans son analyse du capitalisme (moins sur les conséquences de cette analyse, bien entendu). Un autre fin analyste, qui avait totalement prévu la crise (mais qui n’était pas lu par les économistes « officiels ») est André Gorz (voir son « Ecologica » et sa préface au manifeste « Utopia ».
    Hier soir dans l’émission de Taddei, il y avait un autre Cohen (Daniel, je crois, celui-ci) qui reliait les retraites à la crise. Il montrait que les Etats, après être accourus auprès des banques pour les sauver se sont trouvés pris à la gorge, et les voilà qui, tous, décrètent des politiques d’austérité (dangereuses au niveau de la croissance) dont ceux qui paient le prix sont…. les malheureux futurs retraités. Il rappelait aussi qu’aux Etats-Unis, 75% de l’accroissement des revenus des dernières années était allé à 1% de la population…..

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  3. en attendant, qu’il faille expliquer que la gauche doit plus libéraliser son idéologie et se plier au marché, ou expliquer que ah la la ma bonne dame, nous économistes on l’avait trop vu venir la crise, d’ailleurs l’endettement des ménages aux états-unis etc., ce qui est sûr, c’est que les pitres médiatiques de sciences pipo occupent toujours les plateaux. La soupe est bonne…

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  4. Une question que je pose à Elie Cohen: « Je cherche mon candidat à la prochaine présidentielle. Pensez-vous que DSK puisse résoudre ou au moins faire baisser la crise? Personnellement je ne vois que lui au milieu de la meute des prétendants, mais j’ai toujours peur de me tromper. » Merci de me renseigner.

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