Pendant longtemps, j’ai pris Turner pour un peintre pas très intéressant, auteur de paysages un peu mièvres typiques du romantisme anglais ou de copies plutôt mal faites des tableaux lumineux de Claude Le Lorrain. Dans les années 90, époque où j’allais souvent à Londres, j’ai reçu le choc Turner à la National Gallery où plusieurs salles lui étaient exclusivement consacrés (la plupart des tableaux sont maintenant à la Tate Britain). Il y avait de nombraux tableaux de la fin de sa vie, dont l’un des plus audacieux, Rain, Steam and Speed – The Great Western Railway, avant garde stupéfiante. Et puisque je venais de prendre Eurostar, j’y ai vu aussi une sorte de rêve prémonitoire de liaison ferroviaire reliant l’Angleterre au continent.
Nul ne conteste maintenant que Turner soit un des peintres les plus géniaux de son siècle. L’exposition proposée par la RMN au Grand Palais, Turner et ses peintres, rappelle rien que par son nom celle tenue au même endroit à la fin de 2008, Picasso et les maîtres. Ses deux expostions ont une démarche identique : retracer le parcours du peintre en montrant quel type de relations il entretenait avec les grans maîtress du passé. Turner comme Picasso ont d’allieurs été accusés d’être ces copieurs… Cela rappelle la polémique actuelle qui fait rage dans le monde littéraire au sujet de plagiat. Vaste sujet qui concerne la plupart des arts…
J’ai donc visité l’expo Turner en me souvenant sans cesse de l’expo Picasso.
Chez Turner, la rupture avec le passé a été franche seulement dans les quinze dernières années de sa vie. D’ailleurs, l’historien de l’art anglais, Lors Kenneth Clark, écrivait en 1972, à l’oaccasion d’une exposition consacrée à la peinture romantique anglaise : « Tuner semble avoir été dépourvu du sens critique et de la maîtrise d’expression de Constable. Tandis que ce dernier était capable de donner de Claide Gellée une interprétation personnelle, Turner ne pouvait en tirer qu’un monstrueux pastiche. Mais lorsque, très rapidement, il cessa de vouloir rivaliser avec se illustres prédecesseurs, il fit preuve d’une étonnante originalité dans la compostion comme dans la couleur. » (citiation extraite du très réussi « hors série » de Télérama consacré à Turner).
Cependant, la phrase du président de la Royal Academy de Londres où Turner a été admis à l’âge de 14 ans, me semble mieux correspondre à ce qui semble avoir été le véritable défi que Turner a chercher à relever : « Considérez les grands maîtres comme des modèles à imiter et des rivaix à combattre ».
Modèles et rivaux… Tuner admirait sans réserve, non seulement Claude Gellée dit Le Lorrain, mais aussi Poussion, Watteau, Raphaël, Canaletto, Titien, Rembrandt, Van Ruysdael… En visitant le musée du Louvre et les églises de Rome, il croquait leurs tableaux. Mais pas pour les imiter. Plutôt pour s’y confronter. Il transforme, malaxe, recompose. Le coup de brosse est rugueux, les personnages sont plus esquissés et plus vivants, les couleurs plus vives. A certains de ses maîtres dont la majesté du propos impose une impression de calme et de sérénité, il oppose une vibration de la touche, un contraste des couleurs, une composition plus dramatique qui préfigurent déjà l’extraordinaire explosion de ses derniers tableaux.
Turner se confronte aussi aux élements. La légende raconte qu’il s’est fait attacher au mât d’un navire pour ne rien perdre du spectacle d’une tempête. Il ne cesse aussi de parcourir la campagne anglaise et galloise.
Autant que possible dans cette Europe criblée de guerre, il voyage, non seulement pour visiter les musées, mais aussi pour cavaler sur les toits de Venise, s’immerger dans les montagnes suisses.. De tous ces voyages témoignent des milliers d’aquatelles et de dessins retrouvés après sa mort.
Autre confrontation : Turner n’a cessé de se nourrir du travail effectué sur le motif, en pleine nature, et celle inspirée directement par les oeuvres de ses prédecesseurs. D’où cette déclaration : « Je ne peins pas ce que je sais, je peins ce que je vois ».
Ce goût de la confrontation, il l’exerce aussi avec ses contemporains dont aiguisait la rivalité. Teigneux, ce Turner, quand il rajoute une tache rouge à un des ses tableaux exposés à côté d’une toile de Constable qui lui semblait plus puissante que la sienne !
Pourtant Turner n’a rien d’un révolté, mais plutôt d’un marginal. Venant d’une milieu pauvre (son père était barbier), il a cherché à faire sa placer dans une société où rien, hors son talent, ne l’aidait à monter les marches de la reconnaissance. L’un de ses drames familiaux est l’internement de sa mère en 1802 dans un asile de fou ; il avait 25 ans. Dès lors, il a vécu avec son père, son premier admirateur depuis sa plus tendre jeunesse, jusqu’à la mort de celui-ci en 1829.
Mais est-ce un hasard si l »explosion de son originaité date de 1835 ? Je sais, je sais, c’est de la psychanalyse de café du commerce…
L’exposition retrace superbement son art de la confrontation qui se dissout dans la lumière aveuglante des tableaux des quinze dernières années.
Pourquoi penser à Picasso ? Le parcours de l’Espagnol n’a rien de semblable. Il suit une formation académique dès son plus jeune âge, poussé par son père, peintre lui-même, qui avait remarqué ses talents de dessinateur. Jusqu’à la fin des années 1890, il dessine parfaitement des sculptures grecques et romaines. Mais il fréquente aussi le musée du Prado où il découvre Vélasquez, El Greco, Goya, Murillo, Titien, Van Dyck, Rubens avec qui il entame un dialogue qui se poursuivra toute sa vie.
Il se lasse de sa formation académique, va à Paris. Cela faisait déjà longtemps qu’il avait tourné le dos à son père dont il rejetait le conservatisme. Tout en commençant à explorer toutes les voies possibles qui vont le conduire à survoler le 20ème siècle de son génie novateur protéiforme, il poursuit son dialogue avec les maîtres du passé, non pas en les copiant mais en les vampirisant.
Confrontation pour Turner, vampirisation pour Picasso, tous les deux ont puisé dans les maîtres du passé pour être, chacun à leur façon, les initiateurs de « l’intense travail de corruption des signes qui fonde l’art moderne » (Anne Baldarassi, dans Le peintre et la peinture, essai qui ouvre la catalogue de l’expo Picasso et les maîtres).
Tuner, en regardant le soleil droit dans les yeux,
Picasso, en défigurant la représentation de la réalité.
Le « vampire » Picasso s’inspire… je ne crois pas qu’il « aspire ».
Comme tout artiste, il connaît « les maîtres » et c’est ainsi qu’il peut avancer.
Idem pour tout écrivain, musicien, cinéaste : la preuve, Dreyer !
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Même si je ne suis pas une « spécialiste », Turner m’attire et votre analyse confirme mon intention d’aller voir cette exposition…
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N’y a-t-il pas un côté cannibale de Picasso qui ingurgite les oeuvres (Vélasquez, David), les styles, les modèles (féminins) pour les déstructurer, les démembrer et les reconstruire selon sa vision, sa patte?
Si Turner m’évoque bien sûr la tempête, c’est l’éruption volcanique que déclenche Picasso.
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