Le village de l’Allemand, de Boualem Sansal

Le village de l'Allemand, de Boualem SansalJe l’ai lu d’une traite, ou presque, en ce dernier dimanche de l’année : Le village de l’Allemand, de Boualem Sansal (Gallimard). Depuis plus de 10 ans, l’auteur, qui vit toujours en Algérie, dénonce avec violence et éloquence la faillite de son pays, prisonnier entre un pouvoir militaire corrompu qui accapare ses immenses richesses et le poids écrasant d’un islamisme qui s’est déchainé de façon particulièrement atroce pendant la décennie noire des années 90, et qui sévit toujours de façon moins violente mais tout aussi paralysante.
Dans Le village de l’Allemand, Boualem Sansal relie d’un fil noir trois périodes de l’histoire récente et contemporaine où la haine de l’autre a explosé ou est prête à exploser : la Shoah, les massacres des années 90 en Algérie, la main mise des fondamentalistes dans certaines cités de banlieue. Dans les trois cas, une idéologie, qui prend parfois les oripeaux d’une religion, justifie la mise en place d’une vie concentrationnaire où la mort et la haine sont la loi, où l’intolérance absolue est la régle, où l’autre est haï, où l’humanité est niée. Boualem Sansal (photo du site Rue 89)
D’aucuns trouveront ce parallèle excessif entre la Shoah qui a entrainé le massacre de 6 millions de juifs, la guerre civile algérienne qui a provoqué entre 100 et 200 000 morts et la vie dans certaines cités où le nombre des victimes est resté (encore ?) faible. Mais la comparaison n’est pas arithmétique, le principe du fonctionnement de base mis à jour par Boualem Sansal reste le même. Cette phrase  souligne la noirceur extrême du constat : « Comme le soleil évacue son trop-plein d’énergie en de fantastiques explosions sporadiques, l’histoire expulse la haine que l’humanité a accumulée en elle, et ce vent brûlant emporte tout ce qui se trouve sur sa route. » Cela ne laisse guère de place à un quelconque espoir. Pourtant, la lutte pour sortir de cette fatalité n’est pas totalement mise au chapitre des illusions perdues, bien que son mode opératoire reste encore à découvrir.

Le roman est construit autour des journaux croisés de deux frères, algériens par leur mère, allemands par leur père. L’un, Rachel, a réussi et mène la vie d’un cadre plongé dans la compétition mondiale menée par une multinationale, Cimetière à Ghardaïa (Photo Jmph)l’autre, Malrich, n’a pas réussi et traîne dans une cité avec ses potes immigrés. Leurs parents, qui vivent dans le bled non loin de Sétif, sont les victimes d’un des nombreux massacres qui a ensanglanté l’Algérie dans les années 90. Rachel vient se reccueillir à l’endroit où sont enterrés ses parents. Il retrouve des documents et papiers de son père qui ne laissent aucun doute sur le fait qu’il a fait partie des criminels nazis qui ont « travaillé » dans les camps d’extermination. Il finit par se suicider au gaz en gardant pour lui ce secret de son vivant mais en transmettant son journal à son frère. Malrich découvre à son tour le passé de son père. Et essaie de survivre en disant la vérité.

Cette intrigue qui peut paraître issue d’un cerveau trop imaginatif, est inspirée d’une histoire vraie et qui est loin d’être unique. Histoire occultée comme l’est la Shoah dans les pays arabes. Je m’étais rendu compte de cette effarante occultation lors de mon dernier séjour en Algérie il y a juste deux ans. Et encore ces derniers jours en discutant avec un Malaisien (la Malaisie est un pays à forte majorité musulmane) qui venait de découvrir le film de Spielberg, La Liste de Schindler, et qui me demandait d’où pouvait venir une telle histoire et pourquoi les Allemands ont fait tant de mal aux Juifs.

Le village de l’Allemand est, de façon résolue, un livre engagé. On pourrait craindre un livre manichéen et démonstratif. Non, c’est aussi un superbe roman.

Il est superbe grâce à sa construction très élaborée mais limpide où les journaux des deux frères s’entrecroisent dans un sens qui n’a rien de chronologique mais qui retrace les cheminements décalés de l’un et de l’autre. Cet entrelas des deux journaux noue un tissu hétérogène dévoilant les béances entre l’un et l’autre, les ravaudages tentés pour retrouver le lien entre eux. Cette tissu tient encore à un fil à la fin du livre, il reste encore à le poursuivre…

Ce roman est superbe car totalement incarné dans ces deux frères qui ne sont pas caricaturés, mais dessinés avec leurs nuances, leurs doutes, leurs forfanteries aussi. Bouabem Sansal leur donne une expression très spécifique à chacun, où le langage d’un homme cultivé et réfléchi mais brisé, coexiste avec la gouaille vigoureuse mais de plus en plus élaborée du mec des cités.

Ce roman est superbe grâce à sa puissance d’évocation : le voyage de Rachel sur les traces de son père en Algérie, puis dans les camps d’extermination et dans son périple autour de la Méditerranée, son vertige, son désespoir, son effacement, seule rédemption qui lui semble supportable ; la découverte progressive de la détresse de Rachel par Malrich, à la lecture, difficile pour lui, du journal de son frère, entre ses potes de la cité, sa tante et son oncle qui continuent à vivre dans la cité ; puis son départ lui aussi en Algérie, son espoir, ses illusions, sa déception, sa révolte …

Il est superbe, mais terrible : les dernières pages sont parmi les plus poignantes que j’ai jamais lues…

Montagnes en petite Kabylie (Photo Jmph)

3 commentaires sur “Le village de l’Allemand, de Boualem Sansal

  1. Je l’ai lu. C’est un magnifique roman .un coup de coeur que j’ai voulu partager avec d’autres lecteurs d’une bibliothèque de séniors  » le café des psaumes » . Merci Mr. Boualem Sansal.

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  2. Absolument magnifique…une fresque de ces pages d’hisoire shoah.guerre algerie 1990. La vie dans nos cites…une memoire collective jamais il me semble mise en mots..realite eclairante ..

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