Les 20 « Une » choisies par Le Monde pour célébrer le 20 000éme numéro daté du 15 mai permettent de parcourir rapidement plus de soixante ans d’actualités devenues histoire, avec ce qu’il y a des permanents dans les préoccupations humaines mais aussi leur évolution.
La « Une » sur la proclamation de l’Etat d’Israël en mai 1948, montre combien la naissance d’Israël s’est faite dans un chaos dont on mesure encore, et pour combien de temps, les conséquences. Le Bulletin de l’étranger sur la colonne de gauche, salue cette naissance comme le retour du peuple juif sur la terre de ses ancêtres, paradoxalement rendu possible après le cataclysme de la Shoah. Tout ceci dans un jeu complexe et brouillon des grandes puissances : après le vote des Nations Unies en novembre 1947 permettant le partage de la Palestine et ouvrant la route vers la création d’Israël, la Grande Bretagne, puissance colonisatrice du territoire, essaie de « gonfler la baudruche de panarabisme », les Etats-Unis hésitent, tergiversent, puis, poussés par des considérations de politique intérieure, reconnaissent le nouvel Etat, en brûlant la politesse à l’URSS qui s’étaient engagés à le faire bien avant.
Ce Bulletin de l’étranger souligne que la tâche essentielle du nouvel Etat est de trouver un modus vivendi avec ses voisins… 61 ans après, cette tâche reste toujours essentielle mais est devenue encore plus compliquée à résoudre. Pourtant, elle conditionne en grande partie la paix dans le monde. Les grandes puissances et l’ONU qui ont présidé à la création de l’Etat d’Israël, doivent intervenir : tout effort de paix n’a pu être réalisé que sous leur patronage.
Un autre article de cette même « Une » est intitulé Madagascar, ex-« île heureuse ». En mars 1947, une insurrection fut très violemment réprimée par l’armée française, faisant des dizaines de milliers de victimes, malgaches pour la plupart. Tragédie enfouie dans l’oubli de l’histoire coloniale française. L’article de la « Une », du moins son début, analyse les opinions divergentes entre les Français vivant sur la Grande Ile et ceux envoyés par Paris. C’est effarant ! Ceux vivant dans l’île déclarent : « Engager le dialogue avec les Malgaches ? Des idées de Parisien (…) La liberté de la presse ? Ils s’en sont servis aussitôt pour insulter la France au mépris de toute pudeur. Leurs intellectuels ? Ils les ont menés à une absurde boucherie… ». C’est le discours dominant du colonialisme le plus obtus, mais aussi le plus courant. Et qui refuse tout débat sous pretexte d’ingénuité de celui qui ose remettre en cause des certitudes qui ne font que justifier une exploitation qui leur est exclusivement favorable.
Montesquieu, au secours ! Ce refus du « regard étranger », tellement bien illustré dans les Lettres persannes, même teinté de naïveté, conduit tout droit à l’aveuglement.
Ce genre de discours est-il obsolète ? Prend-il des formes moins brutales mais justifiant toujours une domination qui semble »naturelle » ? Est-il seulement l’apanage des occidentaux, maintenant ?
Quant à Madagascar, on ne peut que constater que sa décolonisation a débouché sur une paupérisation de plus en plus dramatique, quelque soit le régime en place, depuis le très francophile Tsiranana jusqu’aux puschistes Ravalomanana en 2002 et Rajoelina au début de 2009, en passant par Ratsiraka qui s’est drapé de toutes les couleurs (d’abord socialiste collectiviste puis ouvrant l’île aux vents de la mondialisation) pour garder le pouvoir à tous prix entre 1975 et 2001.
Madagascar, l’île heureuse … Pourquoi un si beau pays a-t-il errer entre un postolonialisme hésitant entre la spoliation et l’abandon et des coups d’état populistes promettant démocratie et développement puis offrant au « mieux disant » ses richesses ? Quelle est la responsabilité, d’une part, des pays « du Nord » et des institutions internationales et, d’autre part, celle d’une classe politique locale dont le goût du pouvoir et l’appât du gain semblent être les seules motivations ?
On pourrait d’ailleurs étendre cette question à de nombreux pays d’Afrique qui, contrairement à ce qu’affirmait Sarkozy à Dakar en 2007, est tout à fait « entré dans l’histoire » mais de façon souvent tragique.
Sur les vingt « Une » choisies par Le Monde, quatre concernent directement les Etats-Unis : l’assassinat de Kennedy, l’homme sur la Lune, le 11 septembre, l’arrivée d’Obama à la Maison blanche.
Quatre évenements (au moins les trois premiers) pour lesquels celles et ceux qui les ont vécus peuvent dire où ils étaient et ce qu’ils faisaient précisément à ce moment là. Les images de la télévison sont de plus en plus présentes, ce qui aide la mémoire d’autant qu’elles sont souvent rediffusées : Jackie Kennedy et son manteau rose taché de sang, le premier pas d’Amstrong sur la lune, les tours jumelles qui s’écroulent, ce beau couple noir marchant sous le froid soleil de Washington DC. Les autres « Une » ne peuvent pas être identifiées aussi immédiatement par une photo ou une vidéo.
La « Une » datée du 12 mai 1981 est consacrée à la victoire de Mitterand. En dehors des commentaires, somme toute, assez banals, j’ai noté deux clins d’oeil : la publicité pour la biographie de Pierre Mendès France par Jean Lacouture, probablement volontairement en première page, en hommage à celui qui portait intactes, les valeurs de la gauche française de l’après guerre. Et le billet de Robert Escarpit qui raconte qu’il a « sous les yeux un journal daté du 11 mai. Un titre le barre : » Le parti socialiste revendique la direction du gouvernement. » c’est le 11 mai 1936 dont il s’agit. Ces deux clins d’oeil remettent aussi bien qu’un long article, l’arrivée au pouvoir de la gauche en 1981 dans une perspective historique.
Maintenant que les élections présidentielles ont lieu toujours les mois de mai (sauf démission ou disparition éventuelles du locataire de l’Elysée), on pourra faire une farandole avec les « Une » des mois de mai des élections présidentielles. C’est curieux, celle du 6 mai 2007 ne me revient pas …
La « Une » du 9 février 2006 est une belle illustration des contradictions extrêmes de ce début de siècle. Elle est essentielllement consacrée aux caricatures de Mahomet qui ont déchainé la colère de la plupart des Musulmans dans le monde entier. En Occident, cela a été considéré comme une crispation archaïque d’une religion qui ne parvient pas à évoluer et qui se retrouve vent debout
contre une des valeurs essentielles de notre temps, la liberté d’expression.
En bas de page, à droite, une publicité « Vous n’oublierez pas leur amour ». Il s’agit de l’amour entre les deux cow-boys de Brokeback Mountain. L’homosexualité s’installe tranquillement et paisiblement en première page …
Cela va avec la liberté d »expression, c’est la liberté d’être et d’aimer…
J’ai quand même constaté, sur ces vingt « unes » sélectionnées par « Le Monde », qu’aucune d’entre elles ne concernait ni la guerre d’Algérie (voir le saut des années, de 1958 à 1963 : il ne s’est rien passé entre-temps ?), ni Mai 68 (« cette année-là », comme dit la chanson…).
« Manque de place », dira-t-on sans doute : eh oui, c’est ainsi que l’Histoire se fait.
(J' »ai envoyé un commentaire plus détaillé sur le blog de Pierre Assouline consacré au même événement.)
Ca ne t’a pas frappé, cette absence ?
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Dans ce billet, mon objectif n’était pas de critiquer le choix des 20 « Une ».
Par ailleurs, j’ai apprécié que la place donnée à l’actualité française soit assez faible (3 dates : les élections de De Gaulle et de Mitterand et l »adoption de la loi Veil autorisant l’avortement).
Mais un mouvement important manque, à mon avis, qui aurait pu être illustré par les accords d’Evian mettant fin à la guerre d’Algérie : c’est la vague de décolonisation qui aurait dû modifier bien davantage les équilibres mondiaux. D’ailleurs, dans le même ordre d’idée, aucun titre n’a été retenu à propos de la guerre du Vietnam. Ni de la conférence de Bandung en 1955, qui a regroupé ce que nous appelons maintenant les « pays du sud » et qui a donné naissance au mouvement des « pays non alignés ».
Quant à Mai 68, peut-être que l »excès des « 40 ans » qui a encombré les media l’année dernière a dissuadé « Le Monde » d’en remettre une couche !
S’il faut continuer dans les critiques concernant cette sélection, ce serait finalement la myopie, malheureusement habituelle dans ce genre d’exercice : sur les 20 « Une » qui couvrent plus de 60 ans, huit d’entre elles concernent les années 2000 … Il eut été intéressant de mieux chercher dans les décennies précédentes les ferments de ce qui devient les principaux défis des années futures.
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D’accord avec toi… Le choix relève sans doute d’un mélange d’impératifs à la fois techniques et politiques.
En fait, ce qu’il aurait fallu, c’est avoir conservé les 20 000 numéros du « Monde »…, mais on aurait eu alors l’âge de HBM !
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salut Jean-Marie, oui, bel article prenant prétexte sur les unes du Monde, et qui te permet, en en sélectionnant quelques unes, de donner ta propre sélection et ton propre point de vue sur l’histoire récente. C’est intéressant que tu aies accordé tant de place à Madagascar, pourtant pas forcément ce à quoi on pense en premier. J’ai entendu, à propos de cette sélection, de nombreuses critiques. Il est vrai qu’elle est très occidentalocentriste et centrée sur les évènements récents. J’espère que tu passes un bon séjour breton.
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