C’est par hasard, sur les présentoirs de ma librairie préférée (la Librairie du Renard, à Paimpol) que j’ai vu le livre qui vient de paraître de Pierre Michon, dont j’explore l’oeuvre depuis maintenant un an (merci Jacques, merci Pitou). La lecture de la quatrième de couverture m’a laissé perplexe, en me ramenant à mon inculture : comment puis-je ne pas connaître ce fameux tableau, les Onze, représentant les membres du Comité de salut public au moment de l’établissement de la Terreur, pendant la Révolution française ? J’ai essayé de me rappeler quelque tableau où une dizaine de mines graves et austères se donneraient à montrer leur importance et leur pouvoir sacralisé par une telle représentation. Mais rien n’y fit : aucun tableau précis ne revint à ma mémoire. Si mêmes les vieux souvenirs m’échappent, où vais-je ?
La Peinture, l’Histoire, deux sujets qui s’interpénètrent, qui se répondent, qui me passionnent. 140 pages, comme d’habitude, Michon ne fait pas dans la longueur. Sauf que la lecture d’une page de Michon demande trois à quatre fois plus de temps qu’une page de la saga suédoise Millenium, au demeurant absolument passionnante.
J’ai ouvert Les Onze (Editions Verdier) , le soir même de son achat, en allant me coucher. Moment piège… j’ai retrouvé le livre toujours ouvert à la deuxième page, le lendemain matin. Comme il était encore trop tôt pour me lever – la machine à pain n’avait pas encore fini son travail -, j’ai repris ma lecture. J’ai lu le premier chapitre (une dizaine de pages) sans rien y comprendre puisque Michon transporte son lecteur entre Venise et la Franconie, entre Véronèse et Tiepolo, alors que je m’attendais à un livre autour la Révolution française et bien loin de peinture Renaissance et Rococco. A la fin du chapitre, Michon se rappelle à l’ordre lui-même, en promettant au lecteur de le conduire vers le sujet. Mais juste avant, il livre cette phrase sybilline : » Ainsi les hommes filent : et si les hommes étaient fait d’étoffe indémaillable, nous ne raconterions pas d’histoire, n’est-ce-pas ? « . Tiens donc, Michon est-il un « démailleur » ?
J’ai repris ma lecture dans le TGV entre Rennes et la Gare Montparnasse (à peine plus de deux heures). Je ne connais guère meilleur endroit pour lire que le TGV, même un livre qui demande de la concentration. Pour quelques euros de plus, j’avais pris une place en première classe, en général plus calme que les secondes….
J’ai atteint le point final du livre en entendant l’annonce de l’arrivée du TGV à Paris que . En me promettant de me précipiter au Louvre pour aller voir ce si célèbre tableau que je ne connaissais pas. Et en ayant été totalement emporté par le flot de mots de Michon : quel splendide entreprise de démaillage !
Je n’ai pas envie de raconter ce livre, car il faut le lire. Et ce livre là, encore plus que les autres, ne se raconte pas, ni ne se résume. Mais entre l’évocation de l’histoire familiale de l’auteur du tableau, Les Onze, et la description des onze personnages représentés sur ce fameux tableau et du tableau lui-même, Michon ouvre les pistes de rêverie, de réflexion, donne à penser, à méditer, à divaguer.
Entre autres pistes …
L’enfance, entre amour maternel, source inépuisable et épuisante de réconfort, et absence paternelle, « extraordinaire soulagement » (page 69).
La réussite sociale et matérielle qui s’appuie sur la « scélératesse » (page 37)
La littérature, à la fois moyen d’ascension et de reconnaissance sociales, et un « multiplicateur de l’homme (…), puissante machine à augmenter le bonheur des hommes » (page 48)
L’instrumentalisation de l’art par le pouvoir ; le pouvoir lui-même et les luttes pour le conquérir et le garder avec cette éblouissante et crépusculaire scène de la commande du tableau.
L’art lui-même, ce qu’il répresente, des portraits d’individus, ou bien toujours le même portrait, pour finir sur cette fulgurance qui fait des fresques de Lascaux le centre de gravité de la réprésentation artistique…
Et, traversant le livre de part en part, ce cri lancé en français, italien, et « limousin » : Dieu est un chien.
Au final, une tentative brillantissime et profonde de démailler l’étoffe humaine, une fiction aux allures de canular, un torrent deversé sur le lecteur acculé dans ses derniers retranchements.
Ce livre de Pierre Michon rend le débat récurrent sur la littérature – celle qui privilégie la forme (le « style ») et celle qui privilégie le fond (l' »histoire ») – totalement dépassé. Le style est d’une richesse inouïe, le procédé narratif, particulièrement virtuose. Quant au fond, aux thèmes abordés, à l’intrigue, aux personnages qui « vont sur deux jambes et projettent une ombre » comme dirait Faulkner, tout cela rend la lecture du livre aussi haletante que celle de la saga Millenium !
Tant pis si le terme ne convient guère à l’idée que l’on se fait du style très « chattié » de l’auteur, mais dans ce livre, Pierre Michon « déchire »… Normal puisqu’il démaille !
Mais ne se déchire-t-il pas lui même (lire l’excellente critique de Cécile Guibert parue dans Le Monde du 24 avril) ?
Cela fait plaisir, de lire que ce livre vous a fait plaisir.
Oui Michon est haletant, il demande du souffle et pourtant nous en offre.
Le beau livre jaune, cinglé d’un morceau de Goya je crois, m’attend sur une étagère..
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Je viens juste de lire ta chronique alors que j’ai mise la mienne en ligne, sur le même sujet, seulement ce matin !
Au début, j’ai craint que cela ne te plaise pas… Mais tu as suivi le train jusqu’au bout !
Pierre Michon va avoir un paquet de lecteurs du premier coup. Pas besoin d’attendre en Folio, ça démarre fort auprès des lecteurs.
Certains se précipitent au Louvre, paraît-il.
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Oui, Dominique, ma libraire de Paimpol m’a dit que « Les Onze » partait très vite…. même en Bretagne.
Il ne s’agit pas pour moi de suivre quelque train que ce soit, aussi bien pour les bouquins que pour la peinture, la chanson, la politique voire même la façon de vivre. J’aime lire Michon, ce qui ne m’a pas empêché de « dévorer » la saga Miillenium, alors que je n’ai jamais eu envie d’ouvrir « Da Vinci Code »… Je ne suis que mon propre chemin.
Et le seul train que je suis est le TGV qui me conduit, tout livre ouvert, vers la Bretagne.
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je ne l’ai pas encore lu… mais… ce tableau; il n’existe pas, hein? 🙂
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Existe-t-il ce tableau ? That is the question ….
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@ jmph : quand j’ai écrit « Tu as suivi le train jusqu’au bout », cela voulait dire « la lecture » (puisque tu semblais réticent au début) et non pas la mode ou autre phénomène médiatique.
Je me serai donc mal exprimé… Je n’ai pas dit : « Tu as pris le train en marche » !!!
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aujourd’hui TGV. « Accident de personne » en plein centre de la France. Trois heures et demi d’immobilisation, ah! j’ai eu tout le temps de lire « Les Onze »… Etait-ce la fatigue, la chaleur, les nombreuses personnes autour de moi, j’ai été un peu déçu. Prose très apprêtée, pour dire finalement assez peu….
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Ainsi, le TGV n’est pas toujours le remède miracle pour lire Michon. Quand j’ai lu la première fois un livre de Michon, j’ai eu le même sentiment que toi. Mais avec « vies minuscules » et mainteant « Les Onze », et dans les conditions nécessaires pour pouvoir rester concentré sur la lecture, jai perçu combien sa « prose », son style, est une remarquable révélateur de ce qu’il veut dire.
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