Lu Les années, d’Annie Ernaux.
Fin mai, j’ai dit tout le bien que je pensais de La place, le livre qui avait fait d’Annie Ernaux la figure de proue du roman autofictionnel dès 1994. C’est donc avec une certaine prudence que j’avais ouvert les pages de son dernier livre, en craignant d’y voir un reflet un peu grossissant de La place dont la concision n’était pas la moindre de ses qualités.
Ce n’est pas le même livre. Dans La place, Annie Ernaux reste toujours la fille de son père. Elle y évoque l’évolution de sa relation avec ce père dont elle avait choisi de s’éloigner, dans le contexte historique du milieu de 20ème siècle. Dans Les années, elle déroule sa vie, de photos en repas familiaux. Au début, elle est encore la fille de ses parents. A la fin, elle est mère et grand mère. Mais ce n’est pas une simple autobiographie, c’est une mise en regard de deux temps a priori différents, le temps intime, de la conscience et le temps collectif, de la société. Avec sa propre histoire, elle évoque l’histoire du monde telle qu’elle l’a vécue, ce qui a fait son actualité au fur et à mesure des années, l’évolution dont elle a été témoin ou actrice. En proposant cette démarche, elle entraîne le lecteur dans une démarche semblable où résonnent à la fois la mémoire propre de l’auteure, celle du lecteur et l’histoire collective que l’un et l’autre ont vécue.
Cette démarche a très bien marché avec le lecteur que je suis. Certes, les années évoquées sont également les miennes. Mais mon regard, mes souvenirs sont forcément différents. D’abord parce qu’Annie Ernaux a une dizaine d’années de plus que moi, que c’est une femme et que nous ne sommes pas issus du même milieu social. Et c’est là tout l’intérêt que j’ai vu à ce livre : mesurer la distance ou la proximité entre ce qu’elle écrit et mes propres souvenirs qui correspondent au même temps.
Je distingue trois époques : jusqu’à la fin des années 60, des anneés 70 à 90, et maintenant.
Jusqu’à la fin des années 60, mai 68 compris, il y a une grande différence entre ce qu’elle écrit et mes propres souvenirs du fait des différences d’âge, de sexe et de milieu social. C’est dans un monde différent qu’elle a vécu. Ou du moins c’est de façon très différente qu’elle a vécu pendant cette période dont je me souviens moi aussi très bien. Cela m’a passionné car j’ai vraiment ressenti combien le temps était différent suivant les personnes. Le décor est le même, les événements sont les mêmes. Mais la vie est totalement différente. Annie Ernaux reste une étrangère pour moi. Ce qui fait que ce qu’elle dit m’intéresse comme le récit d’un voyageur qui a parcouru les mêmes contrées que moi mais pas au même moment. Son regard, forcément très différent, enrichit ma propre mémoire d’une époque que j’ai vécu de toute autre façon.
Ensuite, des années 70 à 90, les différences d’âge et de milieu social s’estompent. Ses commentaires sur l’actualité de cette époque me sont apparus comme des opinions, certes tout à fait respectables, mais dans lesquels je reconnaissais de nombreux lieux communs propres à cette époque et à son milieu qui était, somme toute, assez proche du mien. Quand à son histoire personnelle marquée par une rupture importante avec la première époque de sa vie d’adulte, j’ai vécu une rupture du même ordre en même temps. Alors que nos deux histoires pouvaient avoir quelque chose de commun pendant cette période, c’est la partie du livre qui m’a le moins accroché. Je l’ai lue comme une discussion de salon, certes intéressante mais un peu superficielle. Mon propre regard sur cette période est-il lui même resté un peu vain et futile ?
Pour la troisième époque, celle de ces dernières années, Annie Ernaux est devenue comme mon amie, que je connaitrais depuis plus de 40 ans. Après que la vie nous ait un peu éloignés l’un de l’autre entre les aléas professionnels, les incertitudes affectives et les événements familiaux, on se retrouve en début de soirée de la vie. J’ai lu cette dernière partie comme une longue conversation où nous pouvons échanger ce qu’il y a de plus intime.
Par exemple, ce besoin de vivre un amour pour essayer d’oublier la vieillesse qui laisse déjà des marques et la mort qui n’en finit pas de rôder. Oublier ou assumer, qui sait…
Sûrement dans les occasions espacées où elle se retrouvait avec eux (les enfants), réendossant le rôle maternel qu’elle n’exerce plus qu’épisodiquement, elle ressent l’insuffisance du lien maternel, la nécessité pour elle d’avoir un amant, une intimité avec quelqu’un, que réalise seulement l’acte sexuel (…) renoncer à lui (le jeune homme) serait cesser de communiquer à quelqu’un les actes et les incidents insignifiants de chaque jour, de verbaliser le quotidien. Ce serait aussi ne plus attendre (…) et se sentir exclue d’un mode de gestes, de désir et de fatigue, être privée d’avenir.(p.202/203)
Cette impression du temps qui se dilate.
A mesure que le temps diminue objectivement devant elle, il s’étend de plus en plus, bien en deçà de sa naissance et au delà de sa mort, quand elle s’imagine que dans trente ou quarante ans, on dira d’elle qu’elle a connu la guerre d’Algérie comme on disait de ses arrière grands parents « ils ont vu la guerre de 70 ». (p.236)
Ou bien ce regard par rapport aux enfants.
(Les enfants) partaient en nous embrassant quatre fois sur la joue. Le soir, on se rappelait le plaisir qu’ils avaient eu de manger chez nous avec leurs amis – heureux de pourvoir encore au plus ancien et fondamental de leurs besoins, la nourriture. Dans cette inquiètude sans fond que nous avions pour eux, renforcée par la croyance que nous étions plus forts à leur âge, nous les éprouvions fragiles dans un avenir informe. (p 191).
Sans s’effacer totalement, le temps collectif est moins dans le suivi de l’actualité que dans la sauvegarde « du temps où l’on ne sera plus jamais« …
Le spetits riens de la vie ne sont peut-être rien , mais ces riens sont TOUT .
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Tu as vraiment bien analysé ça (la lecture t’a pris du temps mais tu en as tiré une fine analyse!) c’est en effet intéressant de confronter nos « temps ». cette dimension du temps (opposée à celle de l’histoire) me semble d’ailleurs ce que la littérature a en propre, et Annie Ernaux entre parfaitement bien dans cette caractérisation. Pour ce qui me concerne, même sa première période m’est proche, tant je trouve que les années cinquante étaient lentes à s’écouler et à peu près les mêmes pour ceux qui les vivaient quel que soit l’âge. Bien sûr, c’est la fin qui est la plus touchante. Bon, je te conseille maintenant Rosetta Loy! J’espère que tu es heureux en Bretagne. A bientôt, amitiés.
A.
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