La place, d’Annie Ernaux

La place d' Annie Ernaux (Collection Folio)Avant de prendre le train pour revenir à Paris, j’ai acheté rapidement dans une librairie de Guingamp « Mots et Images », La place (Editions Gallimard). J’avais lu des critiques, toutes fort élogieuses, du livre qu’ Annie Ernaux a publié cet hiver, Les années, et je prévois de le lire pendant l’été, un peu submergé par tous les livres que je veux lire en ce moment. Le billet de mon ami blogeur Alain a renforcé encore mon désir de lire ce livre. Et m’a poussé à acheter, comme un apéritif, La place.

Livre court, mais dense dans sa nudité, fulgurant dans sa neutralité de ton, émouvant dans sa froideur de style. Portrait de son père, histoire du fossé qui se creuse entre elle et lui. Comme toujours dans les livres remarquables, au delà d’un portrait spécifique, c’est toute une époque qui est évoquée. Et même bien plus ! Mon gendre, qui a beaucoup travaillé la sociologie selon l’école de Bourdieu, m’a d’ailleurs dit que ce livre est une référence pour les tenants de cette école. Ce qui se devine compte tenu de la place importante faite au « capital culturel » du père de l’auteure et de la lente mais inexorable incompréhesion qui se creuse entre elle et son père quand elle-même franchit les limites de son milieu social d’origine en poursuivant ses études.

Je suis parfaitement incompétent pour prolonger une telle analyse et encore moins écrire un nième critique sur ce livre qui a eu beaucoup de succès.
Annie Ernaux pendant une séance de dédicace à Grenoble (photo Alain Lecomte)Les quelques modestes réflexions qu’il m’a inspirées sont les suivantes. Annie Ernaux décrit avec une précision d’entomologiste le fonctionnement de l’ascenseur social, celui dont on déplore actuellement le mauvais fonctionnement, voire même sa disparition. Dans son cas, il a fonctionné en trois générations : son grand père qui ne savait ni lire, ni écrire et qui est resté travailler à la ferme toute sa vie durant, son père qui a appris à lire et à écrire, qui aurait volontiers continué d’aller à l’école, mais que son père à placer dans une ferme à l’âge de 17 ans. Mais l’évolution économique après la guerre 14-18, son frugal mode de vie, sa volonté de ne pas rester comme son père, …. et l’influence de sa femme aussi, l’ont amené à finalement à ouvrir une petit commerce d’alimentation générale – café/bar. Un petit capital, un travail quotidien sans discontinuer, ont fait profiter à la famille des progrès techniques et des premiers signes de modernité après la 2ème guerre mondiale. Ensuite, l’évolution économique, encore, a rendu peu à peu obsolète son commerce avec le développement des grandes surfaces… La description, qui reste allusive, du contexte économique est très éloquente, et montre comment les forces économiques déterminent les destins de chacun. Mais l’ascenseur social avait fonctionné, avec des quelques soubresauts, des arrêts imprévus, mais favorisé par la croissance des fameuses « Trente glorieuses« .

En regard, le monde culturel du père d’Annie Ernaux est resté le même, celui de sa jeunesse, sur lequel sa vie ne semble avoir eu presqu’aucun effet, alors qu’elle même cherchait à en sortir. D’ou le fossé et les incompréhensions: « Tout ce qui touche au langage est dans mon souvenir motifs de rancoeur et de chicanes douloureuses, bien plus que l’argent« . Le fonctionnement de l’ascenseur social ne s’arrête pas à tous les étages quand il s’agit de capital culturel…

Et cette phrase qui résonne comme un coup de tonnerre : « J’écris peut-être parce qu’on n’avait plus rien à se dire« .
On en viendrait à remercier le père d’Annie Ernaux de n’avoir pas compris sa fille.

Il se trouve que j’ai lu La place pour reposer mon esprit de la lecture d’un livre assez ardu, La société du mépris, d’Axel Honneth, philosophe allemand de l’Ecole de Francfort. N’ayant lu qu’un tiers de l’ouvrage, il est bien trop tôt d’en parler pour moi. D’ailleurs, je ne suis pas certain que j’en parlerai dans ce blog car j’ai, en général, peu de commentaires intelligents à faire après la lecture de livres très savants. Mais il y eu une singulière résonnance entre ce que je perçois de ce livre et La place d’Annie Ernaux : le fossé qui se creuse entre le père et la fille n’est-il pas l’échec de la soif de reconnaissance de part et d’autre, reconnaissance de l’amour qui s’exprime si mal, reconnaissance sociale impossible à nouer tellement les sphères culturelles se sont éloignées. Peut-être vais-je un peu vite en besogne …

Librairie Mots et ImagesPS : j’ai cité la librairie où j’ai acheté ce livre « Mots et Images » à dessein. Elle est située dans le centre ville de Guingamp. L’accueil y est chaleureux, le choix important, les commandes possibles et la réduction de 5 % peut être obtenue après le 10ème passage en caisse. Librairie du Renard - PaimpolComme dans cette autre librairie à Paimpol « La Librairie du renard » qui fonctionne de façon semblable. Je n’achète plus AUCUN livre, ni sur Amazon, ni à la Fnac. Bien conscient que les forces économiques sont très déterminantes, je mets mon minuscule poids de client et de lecteur pour aider ces ilôts de culture vivante, dans des petites villes de province, où quiconque peut entrer, toucher les livres et pas seulement les « Meilleures ventes », en découvrir par hasard et repartir avec quelques heures de bonheur dans son sac.

6 commentaires sur “La place, d’Annie Ernaux

  1. Merci pour la citation. NB : il existe même une thèse proprement sociologique (d’Isabelle Charpentier, avec qui j’ai travaillé à Versailles-Saint-Quentin) sur l’oeuvre d’Annie Ernaux et sur sa réception, analysée sur la base des lettres de lecteurs.

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  2. très bien, ton billet, sauf que la pauvre Annie Ernaux n’est pas très mise en valeur sur cette photo, où elle semble être une vieille femme. Elle est certes agée… mais (moi qui l’ai vue « en vrai »!), elle reste encore une belle femme!
    je me suis beaucoup retrouvé dans ce roman (la place) d’où le fait que j’ai lu ensuite beaucoup de romans d’elle. Ce qu’elle raconte me semble être (hélas) le lot de la plupart des enfants d’ouvrier ou de paysan qui se sont retrouvés mis hors de leur milieu d’origine par leur réussite scolaire. Il y a à la fois une situation de conflit avec le père (qui supporte mal qu’on lui tienne tête à partir de positions qu’il ignore) et une situation de gène dans le nouveau milieu dont on connait mal (au moins au début…) les règles. C’est l’ascension sociale qui veut ça et peut-être les enfants des générations ultérieures ne le connaîtront pas puisque… hélas, il semble que l’ascenseur social ne marche plus aussi bien qu’il a fonctionné dans les années d’immédiat après-guerre.

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  3. Je n’ai pas lu « Les années », mais les quelques extraits parcourus (malgré le monticule de critiques dithyrambiques dans la presse) ici ou là me font penser aux « Choses » de Georges Perec, qui auraient été réactualisées.

    Sans doute une impression de lecture rapide ! Mais tout va si vite (Electrolux est toujours la même marque d’aspirateur)…

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  4. J’ai lu ce livre un peu par hasard, il m’a beaucoup touché parce que c’est l’histoire de beaucoup de famille, cette espèce de mise a distance par l’apprentissage et l’éducation. D’autant plus que cette séparation est en même temps causé par son père qui la pousse dans ses études…….

    Vraiment une très belle histoire!

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